Comment faire entendre que la communication mutile la parole ? Pierre Legendre s’entretient avec Alain Rubens

Historien du droit, philosophe et psychanalyste, Pierre Legendre donne à voir dans son film Dominium Mundi, un aspect ignoré de la globalisation, le management en tant que croyance. Entretien avec l’auteur sur quatre jours. A méditer.
Pierre Legendre est un intellectuel rare et qui s’exprime peu dans les médias. Il poursuit depuis quarante ans une grande œuvre anthropologique sur l’homme occidental à travers laquelle il dénonce l’imposture intellectuelle constituée par bien des théories impuissantes à expliquer le monde. La plupart des médias l’ignorent, considérant la densité de son propos incompréhensible pour le grand public. Pourtant, il est parfaitement intelligible. Marianne2.fr publie de lundi 24 à jeudi 27 décembre, une longue interview commandée puis refusée par un magazine grand public. Source: via Paris4Philo

1- Sur la Globalisation, s’indigner n’est pas comprendre 

Alain Rubens: La Globalisation n’épargne rien ni personne. Relève inattendue du défunt rêve marxiste-léniniste, elle dévore le monde. Campée sur le trépied de la « techno-science-économie », la Science est bien la Référence de nos sociétés. Aux spécialistes à la courte vue qui veulent tout expliquer, vous opposez l’histoire aux profondes sédimentations. Alors pourquoi ce titre latin : Dominium Mundi ?

Pierre Legendre : La réponse est simple : parce que je parle de ce que je sais concernant quelques grandes questions qui travaillent l’espèce humaine. Et ce que je dis, je le dis en évitant de m’enfermer dans la prison mentale de notions usées jusqu’à la corde.
La pensée n’est pas l’accumulation de théories surgelées à consommer n’importe où sur la planète. Les intellectuels occidentaux ont le devoir politique de réévaluer l’ultramodernité tellement marquée par leur propre tradition, une tradition agissante qu’il est de bon ton d’ignorer. On peut alors espérer, en France particulièrement, abandonner la position si facile qui consiste à faire la morale au monde entier. Sur la Globalisation, s’indigner n’est pas comprendre. C’est ce que j’appelle une position facile.

Je ne fais pas du cinéma pour agiter les sentiments, mais pour « réfléchir ». Réfléchir signifie d’abord pour moi affronter la perplexité devant l’image que m’offre le Miroir. Quelque chose qu’avaient si bien compris et traduit Cocteau le cinéaste et Borges le poète. C’est cette science du Miroir qui m’impressionne : il s’agit au fond humain de ce que nous appelons « penser » : la spéculation, le regard réflexif. C’est ce savoir-là qui rend si vivants les films de mon ami Frederick Wiseman, avec qui je partage le fait d’avoir été professeur de droit.

Dans mon cas, je dois dire que j’ai été guidé pour mettre en pratique cette compréhension par Pierre-Olivier Bardet et Gérald Caillat, le producteur et le réalisateur avec qui j’ai la chance de faire équipe.
Mon but est de filmer une pensée. Mes titres sont en demi-teinte, ils suggèrent une intrigue à découvrir. Nous vivons dans la culture du spot : éclairer veut dire aveugler ! Et ça donne le documentaire-coup de poing, on s’émeut et c’est fini… jusqu’au suivant ! Ce n’est pas mon genre.
Le titre latin ? Il est le mystérieux rideau du théâtre avant de découvrir la scène, « L’Empire du Management ». Je notifie ainsi au spectateur l’épaisseur du temps, qui rend compréhensible le cadre institutionnel de la Globalisation : le Management généralisé.

« Dominium Mundi » veut dire littéralement « la Propriété du Monde » ou « la Seigneurie sur le Monde ». L’expression vient du droit romain, au IIe siècle de notre ère. Elle est redevenue actuelle pour l’Europe en transitant par le Moyen-Age. Elle est citée dans un texte qui annonce les règles internationales sur la responsabilité du transport maritime. À l’âge du pétrole, tout le monde saisit l’importance de ces choses-là. Que voulez-vous de mieux, de plus énigmatique et en même temps de plus concret, pour se mettre devant le fait historique de la domination de la planète par l’Occident ? Du même pas, nous touchons à la question du conflit des civilisations, qui est aussi la question des impasses occidentales et de la fuite en avant qu’elles suscitent. Et cette question, elle est au cœur du film.

Vous évoquez ma formule, la « techno-science-économie ». On oublie l’importance de la dernière guerre mondiale, porteuse d’une concurrence exacerbée entre les « procédés et manœuvres » (je reprends vos mots) des belligérants. La victoire de 1945 est celle des organisateurs. Les retombées civiles de l’organisation tiennent en un mot : la gestion.
Qu’il s’agisse d’administrer un camp de concentration, de produire et d’acheminer des quantités colossales d’équipements, de prévoir la succession de vagues de bombardiers sur une cible et de financer cette immense entreprise, vous trouvez partout la signature de techniciens et de scientifiques suspendus à l’efficacité de la gestion.
La poussée mondiale vers le Management est déjà là. Du reste, le vocabulaire managérial est, pour une large part, guerrier.
Aborder aujourd’hui ces questions exige une pensée capable d’autre chose que de comptabilité, d’élans militants et de rabâchages. Alors on entrevoit que le triomphe du Management puisse aussi avoir affaire au Nihilisme, à l’abolition des limites, au versant suicidaire des sociétés modernes…

 

2. Pour les Occidentaux, le management est une mission civilisatrice au service du bien

Alain Rubens: La « verve industrielle » de l’Occident et de sa civilisation, c’est la guerre féroce du Marché, des multinationales et de leurs armées de lawyers. C’est le triomphe sans partage du Management. Vous donnez à ce mot, tiré du jargon opérationnel de l’entreprise, une extension considérable. Comment définir, aujourd’hui, les procédés et manœuvres du Management planétaire ?

Pierre Legendre. Le Management n’est pas né de la dernière pluie. Et ce qui se passe au nom de l’institution du Marché à l’échelle mondiale est un événement dans la civilisation.
Cette dimension institutionnelle doit être prise en compte, si l’on prétend juger une évolution qui touche tous les domaines de la vie. Or, qui dit institution dit normativité, montages de discours, pouvoirs, historicité, conflits… l’ensemble de ce qui fait la construction humaine et le lien entre les hommes, sur le mode guerrier ou pacifique.

Y’a-t-il aujourd’hui un questionnement capable d’interroger sérieusement, au-delà du Bien et du Mal, c’est-à-dire froidement, le Marché dans cette perspective ?
Oui certainement, et ça passe par ce que j’ai tenté de démêler en ce film ; ça passe par une réflexion érudite et libre, qui tourne le dos à la scientocratie contemporaine, incapable de supporter le doute.
Les « procédés et manœuvres » du Management planétaire, je peux vous en proposer une définition sommaire. C’est la mobilisation, à travers le système économique et financier transcontinental, des représentations historiques et de l’inventivité scientifique et technique des peuples, de la capacité stratégique des Références dominantes, et par-dessus tout, le maniement des pulsions jusqu’à la lutte à mort, dans le but apparent de réunir l’humanité par le commerce pacifique. Au cœur de ce mouvement, l’idée de l’entreprise rationnelle sous le régime a-politique d’un imperium mondial des affaires. Quand je dis « a-politique », je me réfère à la prophétie de la philosophie positiviste au XIXe siècle : « La société ne sera plus gouvernée par les hommes, mais par des principes. »
Notons un point essentiel. Il y a les idéaux et les analyses échafaudés par l’Occident, c’est-à-dire la cuisine du judéo-romano-christianisme laïcisé, qui a produit la machinerie juridique sans laquelle le Management n’existerait pas. En voulez-vous une preuve plutôt inattendue ?

Derrière l’institution du trust, l’un des ancêtres du droit des sociétés commerciales, il y a le cheminement paradoxal de l’idéal de pauvreté des religieux franciscains : ne pas toucher à l’argent en en déléguant la gestion. Cette question va bien au-delà de ce que disait Max Weber de l’éthique protestante et de la naissance du capitalisme : elle concerne le rapport entre l’économie et ce que les Occidentaux appellent la religion. Les discussions des casuistes sur la gestion de l’argent font comprendre le moralisme de la domination occidentale : l’expansion du Management a conservé, pour les Occidentaux, le caractère d’une conversion, d’une mission civilisatrice au service du Bien.
Le néo-positivisme nous parle de la « gouvernance », un vocabulaire politiquement châtré qui témoigne de ce qui s’accomplit sous nos yeux. L’idéal gestionnaire introduit l’équivalent d’un virus dans cette sorte d’ordinateur qu’on nomme l’État. Mais, qui dit État, dit Nation. Et, comme vous savez, les doctrines au service de l’individualisme triomphant, aussi triomphant que le Management, ont en abomination ces mots et les concepts qu’ils véhiculent.
En France, les hérétiques officiels ont fait fortune dans l’opinion intellectuelle, notamment avec ça. J’ai dans les oreilles une formule claironnée par Foucault (entendue en 2002 lors d’une rétrospective de France Culture), appelant de ses vœux (je cite) « le sabotage de l’État ». Cette prédication démagogique rejoint en fait les intérêts de l’ultra-libéralisme, qui fonctionne sur fond de casse subjective et sociale. Et le sabotage de l’État signifie dans la réalité relancer les poussées féodales à l’intérieur des vieilles Nations.

Le révolutionarisme à la mode dans les salles de cours des années 1970 a préparé l’aveuglement de la génération suivante, incapable d’apercevoir la reféodalisation planétaire à l’œuvre dans le jeu institutionnel des entreprises géantes transcontinentales, ces empires transversaux, nouveaux concurrents des États. Alors on peut s’interroger sur l’avenir de tout ce barda philosophico-scientifique à la française, de ces « French Studies » qui, à la longue, font penser aux raisonnements de la scolastique médiévale finissante.

3/ La théâtralisation est inhérente à l’espèce douée de parole

Alain Rubens: On le voit dans vos livres et dans le film, l’image fascine et capture le regard des assujettis. Pas de pouvoir sans théâtralisation du monde et de la vie. Toute société politique s’adresse à nous à travers emblèmes vivants et rituels, liturgies, cérémonies et mises en scène. De la Rome impériale au totalitarisme. Si vous ne disposiez que d’une seule image captivante pour figurer la démocratie planétaire, quelle serait-elle ?

Pierre Legendre À votre remarque « de la Rome impériale au totalitarisme », j’ajoute : « et aux sociétés démocratiques », car la théâtralisation est inhérente à l’espèce douée de parole. C’est une conséquence du langage propre à l’humain ; la dématérialisation de la matérialité par le langage comporte ce phénomène : le monde est mis en scène, et toutes les sociétés, dans tous les temps, inventent leur style pour aborder la réalité du monde à travers le théâtre des mots. Pas seulement les mots. Il y a les musiques, les procédures chorégraphiques, etc.

Nous autres Occidentaux, élevés (passez-moi l’expression) aux hormones du rationalisme militant, nous avons oublié cette donnée de base, dont l’organisation du pouvoir sous toutes ses formes, notamment politique, demeure dépendante. On n’a encore jamais vu, on ne verra jamais gouverner une société sans les rituels, sans les musiques, sans un service public des cérémonies (tel est le sens du mot « liturgie »). Alors évidemment, la démocratie ne fait pas exception, jusqu’à la caricature : sans le marketing politique et son théâtre, elle n’existerait pas.
L’image a un effet radical d’évidence de vérité. L’image crée la fausse certitude du direct, de la transparence. Mes travaux résument cette problématique complexe en une formule : l’image, c’est le dogme. Si je devais choisir, comme vous m’y invitez, l’image captivante pour figurer la Démocratie planétaire, je proposerais le reality show. Ça vous donne un individu qui se voit et que tout le monde croit voir comme sujet authentique, auto-démasqué. Pour moi, c’est l’image de ce que nous sommes, les captifs du nouveau mensonge de masse, de l’auto-crétinisation interactive.

En Occident, la communication semble enterrer jusqu’à l’usage du terme de parole. Le marketing politique, la publicité, le jargon de l’entreprise démonétisent la parole. Ce mot, communication, s’est même infiltré dans les relations personnelles. Comment faire entendre que la communication mutile la parole ?

PL. Pour le jargon, vous pouvez ajouter les milieux éducatifs, universitaires et formateurs (j’en oublie !) toujours à l’affût des dernières lubies communicantes. Je ne pense pas qu’il soit possible de faire entendre quoi que ce soit aujourd’hui sur la question de la parole.
C’est le moment de se souvenir d’Orwell dans 1984 : « Nous taillons le langage jusqu’à l’os. »
Nous avons affaire à ce qui s’appelait dans la Russie stalinienne « la révision des valeurs ». C’est du granit, le granit sur lequel reposent un international-scientisme et l’ordre libéral-libertaire. Je ne dis pas que nous en resterons là, car l’avenir réserve aux intégristes occidentaux l’inattendu.
Pour l’heure, les effets de casse de la défaite de la parole sont pris en charge par la gestion. Vous avez des professionnels pour ça, formatés par la sociologie et les sciences comportementales en tous genres. Nous sommes sur une pente de dé-Raison qui, pour avoir consistance sociale, suppose comme toujours les minorités agissantes et passe forcément par la mobilisation des institutions.
Pour une prise de conscience, il faudrait d’abord se rendre compte que nous fabriquons des sacrifiés, des handicapés artificiels, auxquels sont refusées les conditions normatives minimales de l’humanisation. Derrière cela, il y a une longue, très longue histoire. Mais ce n’est pas notre propos.

Notre époque veut, dans l’allégresse, congédier la finitude. Du berceau à la tombe, l’offre sociale se multiplie pour en finir avec les « problèmes » de la souffrance, du vieillissement, de la différence sexuelle et, même, de la plus infime frustration ; en finir avec le sceau de notre condition. Vous citez ce projet américain qui veut en finir avec « le problème de la mort ». Est-ce cela qu’on nomme Progrès, promesse de Bonheur dans nos sociétés ?

P.L. Oui, c’est bien cela. La voilà, la pente de dé-Raison. Et c’est aussi la preuve que nous avons affaire à une nouvelle prétention à la toute-puissance, à un nouvel absolutisme qui, comme les tyrannies précédentes, brandit l’étendard du Progrès et du Bonheur. Mais la question demeure : comment redécouvrirons-nous la limite, le sens de la mesure ? Je veux dire : à quel prix ?
Cette forme inédite de démence sociale produira des réactions, là encore imprévisibles ; on n’a jamais joué impunément la carte de la décivilisation.

4. La Démocratie, cet ersatz de religion à l’occidentale
Alain Rubens : La tentation impériale de l’Occident, c’est de vouloir exporter à tout prix son modèle de Démocratie et son mode de vie dans toutes les cultures. De l’Indien soumis par le Conquistador à la guerre d’Irak, pourtant l’étranger résiste et se maintient. Dans votre film, vous donnez à voir, lors de la Pâque orthodoxe, le transfert par avion spécial de la Sainte Lumière de Jérusalem à Athènes. Qu’est-ce qu’un spectateur peut voir là qui ne soit pas seulement une aimable survivance religieuse ?

Pierre Legendre Certes, l’Occident a réussi le « Dominium Mundi » et produit des institutions standard. Seulement, la Démocratie ne désigne peut-être plus un régime politique, mais plutôt un ersatz de religion à l’occidentale.
Après l’effondrement soviétique, une célèbre revue américaine de business titrait : « La Démocratie est inévitable. » Comme on parlerait, dans les sectes millénaristes, du retour du Messie ! Et il suffit d’écouter la radio ; vous entendez des prêches, assortis de propos d’exécration contre ceux qui refusent d’accueillir le Bonheur politique. Reprenant les mots de la papauté adressés aux païens d’Amérique au XVIe siècle, vous diriez : contre ceux qui refusent de « partager la gloire du peuple chrétien » ; remplacez « chrétien » par « démocratique », vous avez le nouveau discours de la foi.
Par hypothèse, nous sommes dans l’affrontement des civilisations. Simplement jusqu’à la dernière guerre, les Occidentaux trouvaient naturelle la minorisation des autres. La tentative d’un Socialisme planétaire et la Décolonisation avaient déjà ouvert une brèche dans l’édifice ; la nouvelle Mondialisation l’a définitivement élargie. Il faudra que les Euro-américains avalent cette réalité, mais je constate que les intellectuels français, avec leur manie moralisante de droite et peut-être surtout de gauche, ne saisissent pas vraiment ce qui se passe. Il est probable que la séquence de l’Orthodoxie dans mon film agacera ceux qui s’imaginent que la Démocratie doit balayer les montages subjectifs et sociaux de l’identité. Je n’y peux rien.

Vous évoquez aussi le Japon. Comment les Japonais, rusant avec la Globalisation, concilient-ils tradition et modernité dans l’entreprise ?

P.L. La grande illusion occidentale, exacerbée en France, est de croire que la Globalisation abolit la logique de l’identité.
Les Japonais ne rusent pas, ils sont tels qu’en eux-mêmes, et vous verrez dans le film une séance de calligraphie dans une entreprise de cosmétiques. De quoi évidemment irriter les pédagogues de la démocratie à l’école qui, au nom de notre Education Nationale, ont éradiqué les séances d’écriture en classe. Ecrire dans les règles est normatif, donc traumatisant ! Passons.
Je pense qu’à force de rouler les mécaniques, les intellectuels normalisés par l’idéologie christiano-laïque à la française se sont enfermés dans une attitude qui évacue tout ce qui n’est pas digérable ici, par exemple les rites d’entreprise au Japon. Cela évite de s’interroger sur ce qu’est une entreprise, sur la relation subjective aux liturgies, sur les valeurs des autres. Ce qui se joue par le Management à l’échelle mondiale n’étant pas jugé digne de réflexion, historique, philosophique et, j’ose dire, anthropologique, on sirote les doctrines familières. La pensée se conserve à la cave comme le vin ; en France, les crûs sont au choix, mais il y a des bouteilles qui s’éventent, celles de 1968 bientôt ne soûleront plus personne.

Bizarrement, l’islam est le grand absent de votre film. Pourtant, il est, par certains côtés, un incroyable roc et socle de résistance au rouleau compresseur de la Globalisation. Comment expliquer cette absence de l’Islam, alors que vous aviez évoqué son retour « le couteau à la main » bien avant septembre 2001 ?

P.L. Ce que j’ai pu dire, dans les années 1960, d’un retour violent prévisible de l’Islam, je l’ai dit dans des circonstances bien particulières, quand je devais justifier mon opposition aux méthodes ahurissantes du sociologisme, occidental ou soviétique, en Afrique. Faire table rase des traditions était la doctrine. Avec le bagage qui était le mien, j’ai toujours su qu’il est vain de prétendre planifier les humains et que, quel qu’en soit le prix, ce qui a été piétiné refait surface. J’ai tenu pour une erreur grossière d’appréhender les montages sociaux musulmans à partir des concepts institutionnels occidentaux, et d’inoculer l’économie moderne par la casse. De mes expériences en entreprise ou pour le compte de l’Unesco (un lieu de suffisance incroyable) j’ai beaucoup appris. Ce que les programmateurs ne comprendront jamais, c’est ceci : quelque chose dans la vie est plus précieux que la vie. Cela vaut à l’échelle subjective, mais aussi politique. Qu’un Islam dévoyé utilise la carte de la violence ne me surprend pas, étant donné l’évolution des rapports de force dans la société mondiale. L’énigme pour moi, c’est qu’il soit nécessaire d’attendre les drames accomplis pour que les spécialistes (sauf de très rares exceptions) s’interrogent.
Le rapport problématique avec l’Islam est maintenant devenu évident, donc je n’y reviens pas. En revanche, j’ai voulu entraîner le spectateur sur le terrain de ce qui est opaque, montrer l’importance des liturgies inventées par l’humanité et que ça n’a rien à voir avec le folklore.

Il y a des rencontres étranges. Les véhicules de la pensée libertaire : nomadisme, hédonisme, haine du tabou font le jeu du libéralisme. Qu’en pensez-vous ?

P.L. Pour moi, c’est une évidence, à condition de s’entendre sur les mots. Pax libéralisme, j’entends ici, non pas les conditions de fonctionnement d’un marché (par opposition à l’économie planifiée), mais la loi de la jungle tendant à subvertir toute règle dans les échanges ; aujourd’hui, par exemple, le droit américain met en cause le caractère obligatoire d’un contrat ! L’important à noter, c’est la passion occidentale pour l’abolition systématique des limites, et ça prend la dimension d’une logique perverse à l’échelle de la civilisation euroaméricaine. Car les montages de l’économie, les propagandes libertaires et la fabrique du sujet forment un tout. En espérant que la planète entière suivra ! Mais tant que ça tient, ça tient.