Le recours a des tests ADN afin de fournir la preuve de liens familiaux se retrouve aujourd’hui au cœur d’un vif débat de société. Aujourd’hui, selon une étude de l’université de Nijmegen aux Pays-Bas sept pays de l’UE (Autriche, Belgique, Finlande, Lituanie, Pays-Bas, Suède et Royaume-Uni) mentionnent dans leur législation la possibilité de recourir à des tests ADN en cas d’absence de documents. La Commission européenne en rajoute dans ce sens établissant que la France ne violerait aucune règle européenne en procédant à des tests ADN pour contrôler le regroupement familial, pratique déjà utilisée dans d’autres pays de l’UE. Ainsi une lecture toute formelle de la loi ne peut faire obstacle à cette mesure.
Pourtant, et c’est tout à l’honneur de ceux qui s’insurgent, cette disposition heurte bien des consciences. Au point que le traditionnel clivage droite/gauche ne permet pas d’y voir toujours très clair. Quoique que selon certains sondages une majorité des votants pour la gauche sont hostiles à cette mesure, alors qu’elle ne chagrine les consciences que d’une minorité des votants de droite. Une récente manifestation demandant le retrait de ce volet du projet de loi sur l’immigration et qui s’est tenue dans la salle de spectacle du Zéntih à Paris rassemblait dans un même sentiment d’indignation ou d’écœurement un assez large spectre politique où Bayrou et Villepin étaient du nombre. C’est, on l’a compris, le fait que ce dépistage ADN (parfois utile pour l’action de la justice) soit lié à un contrôle des populations qui rend cette mesure inacceptable ce qu’a parfaitement souligné le Comité Consultatif d’éthique, lequel estime que l’inscription dans la loi d’une identification biologique réservée aux seuls étrangers fait de la filiation génétique un facteur déterminant «en contradiction avec l’esprit de la loi» française.
Parler d’esprit de la loi n’est pas ici simple métaphore poétique ou nostalgique. La loi, soit ce qui circule entre les citoyens, n’est pas seulement faite de prescriptions, elle est censée ouvrir à un espace de liberté responsable où les registres du pensable et du dicible sont étendus au plus possible. Aussi l’esprit de la loi est-il, à juste titre et sagement, invoqué contre tout ce qui en rajoute dans les risques de stigmatisation et de discrimination. Si l’immigration est une réalité complexe, un problème certes entre des états, un défi aussi et une chance enfin, la présomption de fraude que cette loi fait peser sur tout immigré est une catastrophe pour l’exercice de la vie démocratique.
La pensée manichéenne avec laquelle on distingue des filiations qui seraient d’ordre symbolique et d’autres qui dépendraient d’un simple ressort et d’une simple causalité biologique n’offre aucune chance pour penser et faire vivre ce qui peut s’échanger, se construire et s’ouvrir comme un espace possible de reconnaissance des repères symboliques entre nationaux et autres. On voit alors l’immigré devenir ce corps auquel il est réduit. La langue de sa filiation est considérée comme morte. Il n’y a plus de récit des corps et des morts possibles. Chacun joue et vit son existence dans un ici et maintenant précaire et pathétique.
La précipitation avec laquelle a été votée cette loi participe de ce grand bluff selon lequel il serait enfin temps de traiter en urgence les questions de l’immigration. La politique de l’immigration devient une machine à broyer des vies, à casser des asiles, à menacer des enfants. Chaque jour ou presque il faut faire du chiffre. Des écoles et des parents protègent les gamins menacés et c’est là que la démocratie s’éprouve se réinvente et se réaffirme. Et pourquoi messieurs du pouvoir montrez vous tant de hâte, vous glorifiez vous de tant d’esbroufe ? Comme si il y avait le moindre danger pour la communauté française à ce que les politiques en place prennent le temps de construire une politique de l’immigration en accord avec les pays concernés sans ce gadget de l’ « immigration choisie ». Non, le champ de l’existence humaines n’est pas un marché, le destin de l’Europe n’est pas de saigner des pays en voie de développement de leurs élites, mais d’aider ces pays à accroître leurs systèmes de soin et d’éducation – unique condition d’une démocratie digne de ce nom. Oui, la pensée du devenir de chaque vie humaine dans ces temps de post-modernité où nous sommes implique la pensée de la communication entre les peuples, les cultures et les pays. Ce qui ne se réduit pas à des débats pro ou anti-repentance, tout de même.
Il n’est pas à s’abriter sous l’idée que l’Europe ne s’oppose pas à cette loi ou que cette disposition du test ADN est latente dans bien des législations des contrées voisines. Il y a, en revanche, à réfléchir, sur ce point qui fait froid dans le dos. Ce grand tort qu’il y a à brandir le test ADN, il devrait être possible de s’en préserver si on prenait cette disposition funeste des lois pour ce qu’elle est : un symptôme. Le symptôme de ce que l’Europe s’est à la fois construite sur l’horreur du nazisme et l’oubli de cette horreur. De sorte que cette prétention de la loi à s’aboucher avec le scientisme biologique qui lui servirait de caution évoque la double torsion perverse de la loi et la science dans tout système totalitaire, double torsion qui fait jouer, dans une même logique, la valorisation de l’identité autochtone et la mise au pas de populations réduites à leur supposées formules biogénétiques. Oui cette loi fait peur parce qu’elle ne tombe pas du ciel et qu’elle n’est pas qu’un dérapage. Elle est plus que cela : le retour d’une mémoire honteuse et en conséquence mal assumée. Et, qu’on le veuille ou non, dès qu’une catégorie de population est réduite à son réel biologique, alors ce ne sont pas seulement des hommes et des femmes qui vont mal, au risque pour certains de se jeter dans le vide pour fuir la police, mais c’est toute la complexité de la pensée de l’altérité qui souffre, gravement. Ce versant de la loi est une insulte à la citoyenneté de tous et à la pensée de chacun..
Olivier Douville est psychanalyste et directeur de publication de Psychologie Clinique