Il y a deux idées dans le projet du gouvernement destiné à mieux sensibiliser les élèves de CM2 à la Shoah. La première est de les inviter à la comprendre à partir de la vie d’enfants déportés. Cette idée est excellente. L’information qui s’en tient à une formulation générale sous prétexte de « dépasser les cas particuliers » éteint la curiosité en même temps que l’émotion. Le travail de mémoire est en effet émotionnel autant qu’intellectuel et toute connaissance historique qui ne fait pas l’objet d’un enracinement géographique et personnel précis, en relation avec des repères familiers et quotidiens, est condamnée à être oubliée. C’est à travers les histoires individuelles qu’on se sent le mieux impliqué dans l’Histoire collective.
Franchissons même un pas de plus. Pour reconnaître à un autre être humain sa subjectivité, il ne suffit pas de partager avec lui des concepts ou des valeurs à l’aide du langage. Il faut aussi trouver le chemin d’une communauté de sensations, d’émotions, et d’images. C’est pourquoi il est important d’inviter les enfants à croiser les informations que l’école leur donne avec leur propre vie quotidienne.
Mais s’intéresser à des parcours de vie est une chose, être invité à porter la mémoire d’un enfant mort en est une autre, et porter la mémoire d’un enfant mort sans sépulture en est une troisième.
Tout d’abord, il faut comprendre qu’en invitant un enfant de dix ans à porter la mémoire d’un enfant juif disparu, on l’invite à s’identifier à une victime qui a vécu une succession de situations abominables que nous-mêmes, adultes, avons de la peine à nous représenter. Bien entendu, certains enfants franchiront cette épreuve – le mot n’est pas trop fort –d’une façon qui donnera raison à ceux qui la leur ont proposée. Ce sera notamment le cas de ceux qui bénéficieront d’un encadrement familial propre à les accompagner dans ce sens. Mais deux autres situations pourront se présenter. Si un enfant a tendance à se percevoir comme une victime possible, cette invitation entrera inévitablement en résonance avec son défaitisme, au risque de l’amener à perdre encore un peu plus confiance dans le monde des adultes. N’oublions pas que la déportation des Juifs de France s’est faite en conformité avec les lois et avec un large soutien de la police française. L’enfant pessimiste va trouver dans cette identification matière à voir le monde plus noir encore. Comment faire confiance aux adultes ? Face à la cruauté gratuite de plus en plus présente sur nos écrans, l’important est de cultiver chez les enfants la conviction que l’entraide et la solidarité sont toujours possibles. La Shoah donne malheureusement le plus souvent l’impression inverse. Sous prétexte d’encourager la compassion pour les jeunes victimes, on risque bien de susciter un sentiment de désespoir sans recours chez les enfants les plus sensibles.
Quant aux enfants qui se perçoivent plutôt sur un versant combatif, ils risquent d’être confrontés à une autre difficulté, celle d’accepter de s’identifier à une victime qui s’est trouvée totalement privée de son propre destin. Enfin, n’oublions pas que pour beaucoup d’enfants nés de l’immigration, la Shoah apparaît comme une affaire européenne qui ne les concerne guère. Ils ont leur propre histoire, leurs propres massacres, perpétrés parfois par l’armée française, et leurs propres fantômes.
De façon générale, chaque enfant porte la mémoire des conflits qui ont pu déchirer sa famille à travers des drames privés ou publics. Ne courrons pas le risque d’y ajouter l’identification à un destin traumatique. D’autant plus que ceux qui portent déjà les malheurs de leur famille sur leurs épaules sont souvent les plus enclins à y ajouter ceux du monde entier. Avec le risque de penser qu’on attend d’eux qu’ils rachètent les fautes de leurs ancêtres. En outre, il existe d’autres moyens que l’identification aux malheurs d’autrui pour trouver le chemin d’une communauté de sensations et d’émotions : la poésie, la peinture, et l’art en général, y contribuent efficacement…
Tout cela justifierait déjà largement de renoncer à faire porter à chaque élève la mémoire d’un enfant déporté. Mais il y a plus grave encore. Dans le cas de l’extermination des juifs, il n’existe pas, et il n’existera jamais de tombe réelle qui localise les restes des victimes dans l’espace d’une sépulture et la durée d’un rituel. Du coup, la tentation est de donner à ces victimes une tombe psychique dans l’esprit et le cœur d’un vivant. Et comme l’expérience vécue de la Shoah est incommunicable, cette tombe intérieure ne peut être habitée que par le non-sens… au risque de susciter une organisation psychique caractéristique d’un deuil impossible. C’est ce qui risque de se passer chez certains enfants préparés par une configuration psychique personnelle ou familiale. Proposer aux élèves de CM2 de porter le souvenir d’un enfant mort sans sépulture, c’est confondre transmission de l’histoire et fabrication d’une communauté de deuil. Cette proposition ne relève pas d’une pédagogie de la Shoah, mais rejoint – inconsciemment, il faut l’espérer- le fantasme de transformer chacun des enfants français, pendant une année (et plus si affinité), en tombeau vivant d’un mort sans sépulture. Dans une conception religieuse, cela se comprend, mais est ce bien le rôle de l’enseignement public ?