Danièle Brun « La passion dans l’amitié », Editions Odile Jacob, 2005, 240 pages, 21 €.
On a souvent parlé de pansexualisme à propos de Freud, pour qui toute l’énigme de l’être humain tiendrait dans la libido et la sexualité infantile. L’amitié, ce vaste territoire aux contours un peu flous, apparaît à la fois fragile et menacée sous le regard de la théorie freudienne. Puisque de deux choses l’une : soit elle échappe totalement à la problématique de la sexualité, auquel cas elle n’intéresse pas du tout la psychanalyse ; soit elle se met, sans le savoir, au service des pulsions sexuelles, et elle prend alors le risque de disparaître au profit de la sexualité, qui règne en maîtresse sur l’inconscient.
En choisissant l’amitié, la psychanalyste Danièle Brun relève donc une sorte de défi. Sans jamais assimiler l’un au profit de l’autre, mais en conjuguant et en entrelaçant l’amour et l’amitié, elle réussit à faire émerger sous nos yeux ce territoire, qui se révèle très injustement ignoré par la littérature psychanalytique. Danièle Brun dresse en effet une topologie des territoires de l’amitié à travers l’exploration d’une riche matière romanesque. Citons pêle-mêle dans cette géographie de l’amitié : Marguerite Duras, Simone de Beauvoir, Hervé Guibert, Alain Fournier, André Gide, Steinbeck, Camus, Henri-Pierre Roché et Saint-Exupéry. Ce sont là des auteurs que nous avons lus, à des âges et dans des lieux divers, mais qui nous ont profondément marqués, parce que l’amitié compte beaucoup pour eux – comme pour nous. Ces livres sont souvent devenus nos amis. Il est d’autant plus surprenant de les retrouver ici, en compagnie de vignettes tirées de l’expérience clinique d’une psychanalyste. Des liens vont se tisser entre la matière romanesque et la matière clinique. Situations romanesques – c’est-à-dire tirées de romans – et vignettes cliniques s’enchaînent et s’enrichissent pour explorer les scénarios caractéristiques de l’amitié : la première rencontre, ce que l’on pourrait appeler la « cristallisation » amicale ; l’amitié comme abri contre les souffrances et les dangers de la sexualité ; l’amitié et le désir d’enfant ; le rôle des territoires dans l’amitié ; l’amitié face aux désillusions et à la mort.
L’exploration de la biographie des écrivains et des psychanalystes à travers ce prisme de l’amitié apparaît parfois plus riche d’enseignement que la matière romanesque elle-même. On conseillera tout particulièrement les passages consacrés aux relations « amicales » que Lou Andréas Salomé imposait à ses amis-amants, et les passages consacrés au dernier ouvrage d’Hervé Guibert, A l’Ami qui ne m’a pas sauvé la vie.
Danièle Brun laisse volontairement la théorie freudienne à l’arrière-plan. Ce qui ne signifie pas qu’elle soit absente, la bibliographie prouve le contraire. Mais les développements théoriques ne pouvaient convenir à une matière aussi subtile. Même les notes de bas de page sont repoussées en fin d’ouvrage. Partir de la littérature et de l’amitié chez les écrivains, notamment dans la vie de Freud, tel est ici le parti pris. Si le rôle de l’amitié était bien connu chez certains, Montaigne et La Boëtie, Colette et Marguerite Moreno, Freud et Fliess bien sûr, on connaissait moins la relation épistolaire bouffonne que le premier entretint avec Silberstein, un de ses amis d’enfance. Cette amitié prit la forme d’une société secrète, l’Académie Espagnole (A.E.), composée de deux chiens qui parlent, Cipio et Berganza (alias Freud et Silberstein), inspirés d’une œuvre de Cervantès, que Freud avait sans doute lue.
Les situations cliniques sont très variées : hommes, femmes, enfants, D. Brun nous raconte en quelques lignes comment l’amitié est intervenue dans l’analyse de chaque patient. Le psychanalyste, ne peut, c’est évident, prétendre être le meilleur ami du patient. Mais vu l’importance de l’amitié dans la vie affective de l’enfant, puis dans la vie fantasmatique et onirique de l’adulte, le transfert, à cause de la relation passionnelle qu’il entraîne, ne peut se tenir résolument éloigné des territoires de l’amitié. Il arrive même que le patient tente d’y entraîner son psychanalyste.
« La seule ambition que je poursuive en publiant mon livre, est de ne pas laisser le lecteur intact de moi » : Danièle Brun offre en exergue cette citation de Conrad Stein, qu’elle cite d’ailleurs beaucoup. Le pari est réussi : l’auteur a réussi à écarter tout ce qui pouvait s’interposer entre son livre et le lecteur. Elle a établi pour nous un rapport privilégié entre l’amitié et l’écriture. Attention : ce livre risque de devenir votre ami ! « Tout y parle à l’âme en secret sa douce langue natale ».
Mariane Perruche