Cette question revêt, au fond, un triple sens. Le premier et le plus manifeste pose la simple question de l’accessibilité financière de tout un chacun à l’analyse. Le deuxième, plus insidieux, semble laisser entendre que la psychanalyse serait, à l’instar par exemple de la pratique du golf, un luxe à l’usage des riches. Le troisième, plus encrypté encore, laisse planer le soupçon d’un éventuel élitisme psychanalytique.

Commençons par le deuxième point, celui de l’accusation de luxe renvoyant à l’image de l’hystérique des beaux quartiers, qui, désoeuvrée, paierait quelqu’un pour l’écouter sans l’interrompre (enfin !) aux heures creuses de l’après-midi… Cette image est le masque de nombreuses résistances, et entre autres, de celle qui consiste à tenter de réduire la psychanalyse à un vain blabla nombriliste et infini. Ah, si seulement on pouvait s’en remettre au génétique, au biologique, au réel objectivé et objectivant… Si seulement on pouvait, une fois pour toutes, être débarrassé de ce symbolique qui, toujours, trop loin nous entraîne… Si seulement cette horreur narquoise d’inconscient n’existait pas… Ce vertige, ce scandale d’une autre scène toujours fugace. Et l’inépuisable cloaque du pulsionnel… L’inconscient est toujours injure au statuaire narcissique de l’humain. Et la psychanalyse, loin d’être une distraction discursive, est une théorie, une pratique et un espace qui ont pour objet d’aider les analysants à s’affranchir de souffrances qui les envahissent et les écrasent, et à retrouver une liberté d’être dont ils ont été (et se sont eux-mêmes) amputés. Je n’ai jamais connu d’analysants venant à l’analyse autrement que poussés, voire contraints forcés, par la réalité de leur souffrance et leur incapacité à vivre une vie (pour eux et selon des critères qui leur appartiennent) satisfaisante. Point de luxe dans tout cela, de divertissement encore moins, mais au contraire, son opposé, gravitas et virtus, un âpre sérieux, un sombre et rare courage, une volonté profonde, par-delà les fuites nauséeuses et les échappatoires tant et tant de fois revisitées, de confronter les monstres, de se battre avec l’ange, de savoir enfin ce qu’il en est de soi.

Quant au sens le plus manifeste, celui de la question financière, la chose est à la fois simple et complexe. Il convient en effet de trouver un équilibre adéquat entre les intérêts et les besoins à la fois des analysants, des analystes et de la société. La question du remboursement (total ou partiel) par la sécurité sociale se pose. Va-t-il de soi a priori qu’un travail (je dirais même une aventure, si ce terme ne véhiculait quelque chose de frivole) analytique doit être à la charge de la société ? S’il semble indiscutable que le soin psychiatrique, tout comme le soin somatique, relève de la solidarité collective, en doit-il être de même pour le cheminement psychanalytique ? Si l’on répond non à cette question, on semble être en contradiction avec le constat clinique énoncé plus haut de la nécessité psychique (souvent vécue comme un dernier recours) d’entreprendre une analyse. Si l’on répond oui, on semble évacuer une dimension précieuse de l’engagement et de la responsabilité personnelle. Qui plus est, on sait fort bien que la gratuité d’un suivi psychanalytique pose de nombreux problèmes, dont, entre autres, l’installation défensive d’une relative désinvolture. Venir ou ne pas venir aux séances, parler d’autre chose, analyse finie ou infinie, qu’importe si tout cela ne coûte rien… La suffisamment bonne solution semble se trouver dans une modulation au cas par cas. Ainsi depuis les années cinquante, la Société psychanalytique de Paris, par exemple, a passé une convention avec le ministère de la santé et la sécurité sociale pour que, sous certaines conditions, des traitements analytiques puissent être dispensés dans une totale gratuité.

Pour autant, dans la pratique privée, la réalité demeure que le psychanalyste, cet être qui, contrairement à la rumeur publique, est, lui aussi, composé de chair et de sang, et a, lui aussi, des besoins financiers incompressibles et que le nombre d’analysants qu’il peut accompagner n’est pas infiniment extensible. Une question pragmatique finit ainsi toujours par se poser : à quels tarifs peut-on se permettre d’accepter nos analysants ?

Bien entendu, il va de soi que cette question du paiement est, du point de vue de ces derniers, traversée par un ressentiment inconscient dont l’énoncé caricatural est de l’ordre de : « il est injuste que je doive, aujourd’hui, payer cher pour tenter de réparer les dommages commis jadis par des tiers à l’encontre de l’enfant innocent que j’étais et qu’au fond de moi-même je suis toujours… »

Oserait-on froidement rappeler par ailleurs qu’en termes purement financiers, si l’analyse coûte cher, la névrose aussi : pensions alimentaires, opportunités professionnelles gâchées, études abandonnées…

Enfin, il me revient une parole d’un de mes maîtres de l’Institut de psychanalyse : « si un patient n’est pas capable, à trente ans, de payer son analyse, c’est qu’il n’est pas une indication d’analyse. » Bien entendu, c’était une boutade, mais une boutade qui, à l’époque, m’avait déplu. Qu’en était-il, en effet, de la prise en compte de la réalité sociale, de la brutalité de l’économique, des 10 % de chômeurs, de l’exclusion des jeunes du marché du travail ? Certes. Néanmoins, je pense aujourd’hui, au risque de choquer à mon tour, que cette formule lapidaire contient, malgré toutes les réserves que l’on est en droit de proclamer à son endroit, un fond de malheureuse vérité. Celle qui rappelle que, nonobstant les difficultés inhérentes à la réalité quelle qu’elle soit, la capacité (évitons soigneusement le terme d’adaptation) du sujet à s’en arranger, à faire avec, à réussir malgré tout à s’aménager des conditions d’existence suffisamment bonnes, est, qu’on le veuille ou non, un bon indicateur de son fonctionnement et de sa structure psychique. Il est désagréable, mais néanmoins statistiquement vrai de penser que d’une manière générale, les névrosés s’arrangent mieux de la réalité que les états limites… Les états limites que les psychotiques… Cela dit, vient immédiatement à l’esprit toute une série de contre-exemples. Ceux, en particulier ceux qui ont trait au fait que certains milieux et pratiques sociales, certains moments de l’histoire sont structurés de telle sorte que la pathologie relative des uns et des autres s’y trouve favorisée. C’est la question fameuse : « qui est le plus fou des deux : le gardien de camp d’extermination qui décompense et finit par se suicider, ou celui qui semble rester normal à travers tout ? »

Quoiqu’il en soit, on voit bien que le réel ne se lasse pas d’interpénétrer le psychique. Et que l’analyse de l’un ne peut jamais in fine faire totalement l’économie de l’analyse de l’autre…

Quant au troisième et dernier point, celui d’un éventuel élitisme psychanalytique, je pense (au risque encore une fois de blesser peut-être certains dans leurs enthousiasmes égalitaires et leurs fantasmes de psychanalyse pour tous) qu’il est indéniable. Lorsque Freud dit des hommes qu’ils ne sont « pour la plupart que de la racaille », il fait plus que ventiler les préjugés et le mépris social d’un bourgeois viennois de son temps, il énonce (comme il le fait d’ailleurs de manière plus ou moins explicite tout au long de son œuvre) une vérité clinique profonde : celle qui veut que seule une petite, une toute petite, minorité d’hommes soit capable de pensée élevée, de curiosité intellectuelle, de courage psychique, d’un contrôle pulsionnel minimal, de symbolisations stables, bref capable de faire de bons analysants…

Ce qui n’implique aucunement par ailleurs, qu’une partie au moins de la masse des autres ne puisse pas, à des degrés divers, tirer certains bénéfices de suivis psychothérapiques d’inspiration psychanalytique plus ou moins lointaine. Il n’en demeure pas moins que la logique profonde de l’entreprise psychanalytique ne recouvrira jamais celle d’un quelconque travail social, aussi intelligent et fin soit-il… N’en déplaise : malheureux, ô combien et pour toujours, les pauvres en esprit…

Paris, juillet 2006