« La psychanalyse est un procédé médical qui vise à la guérison de certaines
formes de nervosité (névroses) au moyen d’une technique psychologique »
Freud 1913 : Das Interesse an der Psychoanalyse, Scientia, 14 : 240-250 et
369-384. Trad Fr OCF PUF Tome XII, p 95-125 (p 99).

Peut-on reprendre telle quelle cette proposition de Freud ? Nombre de
psychanalystes seraient aujourd’hui enclins à émettre quelques réserves.
Certains iraient même sûrement jusqu’à se porter en faux contre cette
formulation. Pourquoi ?

D’abord à cause de l’expression « procédé médical ». Non seulement parce que
la psychanalyse n’est pas pratiquée que par des médecins, mais parce que la
« technique psychologique » préconisée par Freud se distingue nettement des
techniques médicales conventionnelles.

Ensuite parce qu’annoncer la guérison (« de certaines formes de nervosité »)
comme objectif « visé » par la psychanalyse apparaît aujourd’hui comme une
prétention outrancière. On aurait plutôt tendance à considérer la guérison
comme un effet possible de la psychanalyse, mais pas comme un but concret
qu’il s’agirait d’atteindre grâce à un protocole réglé, comme on peut
raisonnablement le proposer pour la cure chirurgicale d’une hernie, ou pour
l’éradication par voie médicamenteuse d’une parasitose.

La modestie des psychanalystes vis-à-vis de la guérison résulte de
l’expérience qu’ils ont accumulée auprès des patients, depuis plus d’un
siècle.

Que cette modestie les honore, c’est probable. Mais à force de réduire leurs
ambitions, les psychanalystes ne sont-ils pas en passe de devenir
malhonnêtes ? Car dans la pratique la plupart des patients qui s’adressent à
eux, viennent bel et bien avec une demande explicite de guérison. De
surcroît, de plus en plus nombreux sont ceux qui viennent à la psychanalyse
précisément parce que les autres formes de traitement qu’ils ont essayées
jusque là ne sont pas satisfaisantes. Et les psychanalystes acceptent de
donner suite à leur demande

Sur quels arguments peut-on alors justifier l’usage de la psychanalyse ?
D’abord et avant tout sur quelques éléments-clef qui sont apportés par le
patient lui-même, et que l’on peut identifier grâce à l’analyse de la
demande. Toute demande adressée à un analyste n’est pas une demande
d’analyse. Il arrive que le patient frappe à la mauvaise porte. En revanche
lorsque ces éléments-clef sont dans la demande (qui est cependant aussi une
demande de soins), ils méritent d’être pris très au sérieux car ils exigent
une réponse qui n’est donnée par aucun autre « procédé médical » existant.
C’est là que résident la spécificité et l’unicité irréductibles de la
psychanalyse. Ces points-clef n’ont rien à voir avec l’intensité des
troubles. Les caractériser, c’est forcément les caricaturer. Même si ce
n’est pas sous cette description qu’ils sont au mieux saisissables, ils
donnent quand même une idée des défis que la psychanalyse s’efforce de
relever:

1. Pas seulement la causalité du destin.
Le patient pense que les symptômes ou les troubles dont il souffre
ne sont pas la conséquence exclusive du hasard, de la malchance ou de causes
extérieures. Il en est sûr dans certains cas, il le pressent dans d’autres :
c’est parce que quelque chose d’important échappe à son entendement qu’il ne
parvient pas à venir à bout de ses troubles. Ou pour le dire autrement : la
résistance à ses efforts vient pour une part au moins de l’intérieur de
lui-même, mais il ne sait pas d’où, ni de quoi cette résistance procède.
2. La liberté se conquiert
Le patient, par sa demande, signifie à l’analyste qu’il y va dans
cette affaire de sa liberté, laquelle est entravée par cette résistance
interne, c’est-à-dire par lui-même. Et il affirme en persistant dans sa
démarche, qu’il assume le principe selon lequel la liberté se conquiert par
soi-même et ne saurait lui être octroyée par les dieux, par la nature, ni
par un psychanalyste. En d’autres termes le patient manifeste son intention
de se soigner soi-même, ou de lutter lui-même avec ses troubles. En
admettant que nul ne peut savoir à l’avance quelle sera l’issue de cette
lutte, même si l’espoir est au rendez-vous.

3. La puissance de la parole sur le pouvoir de penser.
Cette lutte ne lui est pas inconnue. Il s’y est déjà essayé,
parfois depuis longtemps. De cela il a tiré la conclusion que, seul, il ne
peut plus avancer. Il a en outre l’intuition par certaines expériences
personnelles, ou parce que d’autres en font état, qu’en parlant à un
psychanalyste une part de cette résistance interne peut être ressaisie
autrement et rendre possible un déplacement.

Le souhait d’être agent de son propre devenir et de gagner en liberté ne
dépend pas de la gravité des troubles. On le découvre parfois chez de grands
malades, alors qu’il se dérobe chez d’autres moins atteints.

La psychanalyse n’est pas une proposition malhonnête lorsqu’elle se montre
capable d’honorer la recherche et l’effort d’émancipation dans lesquels
certains patients souhaitent s’engager. Qu’elle ne soit pas réservée à ceux
dont la démarche est aussi claire, c’est possible. Mais pour eux en tout cas
elle est la seule réponse qui convient.

Quant à la guérison ? Dans cette perspective elle ne serait plus le but visé
en première intention. Elle serait le résultat d’une lutte. L’effort de
l’analyste ne porterait pas sur la fin (la guérison), mais sur les moyens,
et cela en vaut sans doute la peine, car cette lutte en fin de compte, n’est
rien de moins que la vie elle-même.

Paris, le 19 mai 2006