Extraits d’un entretien de Jean Laplanche avec Alberto Luchettti (Lanzarote, juillet 2006) le texte complet est disponible en format pdf

AL : Le problème de la scientificité entraîne celui de la vérité possible, de pouvoir saisir la vérité des théories, des hypothèses, des modèles de la psychanalyse.

JL : Je crois que l’idée de vérité est toujours restée, pour tout le monde, en dehors des prises directes de l’intellect. Les plus grands épistémologues pensent que nous n’en n’avons qu’une approximation, mais il n’empêche pas que la vérité reste là comme un idéal. Nous n’avons pas à penser que nous détenons la vérité comme une chose, nous ne la détenons nullement : nous proposons des modèles qui essaient de s’approcher le plus possible de la vérité, mais ces modèles sont éminemment caducs, réfutables, c’est-à-dire qu’un jour ou l’autre il est certain qu’ils seront remplacés par d’autres, plus adéquats.

 

AL : Vous faites souvent référence aux travaux de Popper qui pourtant semblait mettre la psychanalyse dans un coin, en dehors de la science.

JL : Oui. Il y a deux Popper. Il y a le Popper qui a critiqué la psychanalyse, et je crois que malheureusement il ignorait à peu près tout de la psychanalyse. Il en connaissait seulement les aspects les plus divagants, par exemple Adler, ou les plus métaphysiques. Popper ignorait tout de la psychanalyse freudienne. Il connaissait la psychanalyse essentiellement par sa branche adlérienne. Il n’a jamais discuté Freud véritablement à partir de ses propres concepts.

AL : Et l’autre Popper ?

JL : En revanche l’autre Popper, tout à fait passionnant, c’est celui qui a dit finalement – je reprends cette formule, je ne sais pas si c’est de lui, je la connais depuis fort longtemps – « La nature ne dit jamais oui, elle dit toujours non ». C’est-à-dire que la nature n’affirme jamais une vérité mais qu’elle est toujours à notre disposition pour réfuter une assertion fausse. C’est évidemment quelque chose qui a l’air purement négatif, alors que c’est en réalité très positif, car cela ouvre la possibilité à toute une imagination créative de modèles. L’homme est créateur de modèles. Des modèles qui essaient de s’adapter le plus possible à la réalité qu’il étudie. Mais ces modèles ensuite sont soumis à «réfutation». Ils ne sont pas pour autant soumis à «vérification», en ce sens qu’on ne cherche pas à montrer que x fois cela sera réussi, mais on cherche le point où cela pourrait être faux. Evidemment, c’est ce point là qui peut tout mettre en l’air. Il est clair que le poppérisme que je décris là est un peu radical. Le poppérisme depuis Popper s’est beaucoup adouci. Popper ne dirait plus de nos jours, et les poppériens ne diront plus, que tout un système de pensée va s’effondrer sur la foi d’une seule expérience négative. Il y a des expériences qui ne touchent qu’à une partie périphérique d’un système, alors que le centre s’avère lui beaucoup plus dur, et résiste bien aux expériences négatives.

AL : Vous pensez que Freud lui-même était poppérien ante litteram ?

JL : Oui, je pense que souvent Freud était poppérien avant la lettre. Par exemple, il a écrit un article qui s’appelle « Une conception de la paranoïa contredisant la théorie psychanalytique de cette maladie ». Eh bien, cette description d’un cas négatif est typiquement poppérienne. Même si cette description d’un cas négatif aboutit au fait que ce cas n’est pas aussi négatif que cela, parce ce que Freud évidemment n’aimait pas beaucoup trouver des cas vraiment négatifs… Il n’empêche qu’il en a exploré un pour montrer qu’il n’est pas aussi négatif qu’il semblait au premier abord. La question était celle du fondement homosexuel de la paranoïa.

AL : Toutefois, si Freud adopte et choisit la vision du monde de la science, vous disiez aussi qu’il ne réfute pas les autres conceptions du monde. Est-ce qu’il y a donc place pour elles ?

JL : Je pense qu’il n’y a guère place pour les autres conceptions. Freud n’était pas aussi tolérant que vous le décrivez. Il était très négatif vis-à-vis de la vision religieuse notamment. Il l’a critiquée de façon extrêmement vive. Je pense que Freud était un scientiste relativement dur. Nous serions certainement beaucoup plus tolérants que lui, de nos jours.

AL : C’était la même chose pour la vision du monde de la philosophie ?

JL : Oui, tout à fait. La philosophie, pour lui, pose de vrais problèmes mais avec des solutions plus ou moins imaginaires.

AL : A propos de la scientificité de la psychanalyse, pensez-vous que votre «théorie de la séduction généralisée» puisse rediriger la psychanalyse vers sa vocation scientifique ?

JL : Je suis resté très rationaliste et très freudien, même si peut-être plus tolérant que lui par rapport aux autres visions du monde. Mais certainement, ma visée personnelle est scientifique : je pense que toute assertion qui n’est pas susceptible d’être réfutée dans un débat n’a pas de valeur. Ceci implique donc débat entre personnes, pas seulement entre idées.

AL : Dans ce sens, la théorie de la séduction généralisée peut soumettre des propositions à ce travail de falsification, de mise à l’épreuve ?

JL : Oui, mais il faut être très prudent parce que beaucoup des éléments de la théorie de la séduction généralisée sont difficiles à falsifier. En effet, ils ne sont pas des éléments de type expérimental. Ils ne sont pas même des éléments d’observation au sens classique du terme. Ils se retrouvent au cours de la cure psychanalytique, ce qui est très spécial par rapport à la situation d’observation dans le monde des objets externes.

( … )

AL : Votre livre sur l’«après-coup», Problématiques VI, vient de sortir. Il touche à une question métapsychologique mais aussi, peut-on dire, à l’expérience subjective du temps, de son passage, et de la possibilité de lui donner de nouvelles significations, de revivifier le passé pour le traiter et le féconder. Ainsi, le passage du temps pourra-t-il élargir le champ de votre théorie ?

JL : Je suis persuadé que cette théorie se montrera féconde, que des champs immenses sont encore à explorer, et qu’il reste à d’autres à le faire. Notamment le champ des perversions, des psychoses, et des états-limites, qui restent à explorer de façon clinique et théorique en même temps.

AL : A ce propos, vous avez annoncé la création d’une fondation.

JL : Un de ses buts serait certainement celui-là : l’expansion de la pensée qui s’intitule «Nouveaux fondements pour la psychanalyse», essayer de refonder la psychanalyse sur de nouvelles bases plus simples. On a beaucoup insisté sur le fait que cette théorie s’avère finalement beaucoup plus simple que les théories de la psychanalyse classique – aussi bien la freudienne que la lacanienne – qui s’emmêlent dans leur développement. Prenez des textes comme celui de Freud sur Inhibition, symptôme et angoisse : vous vous rendez compte à quel point la pensée est embrouillée. Eh bien, chez Lacan c’est la même chose. Chez Mélanie Klein, c’est la même chose aussi. Je crois qu’il y a un besoin de simplification, et que si la théorie de la séduction généralisée apportait une base de simplification – quelque chose d’intelligible pour chacun et en même temps capable de rendre compte des faits – ce serait déjà un grand point, un bon départ.

 

AL : Ce serait aussi un cadre permettant d’intégrer les contributions venant, par exemple, des auteurs que vous venez de citer…

JL : Tout à fait…

AL : Et aussi d’autres… mais également des apports issus d’autres disciplines. Ainsi, vous avez souligné que critiquer le biologisme de Freud et d’autres courants de la psychanalyse ne signifie pas…

JL : …critiquer la biologie, ni la problématique de la biologie. La question des neurosciences, c’est beaucoup plus complexe. On n’a pas encore vraiment trouvé la clé de l’approche, mais je pense qu’il y en a forcément une.

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