Roger Dadoun s’entretient avec  Anne Roy pour L’Humanité (24-10-2005)
Le philosophe et poète Roger Dadoun estime indispensable de recourir à la psychanalyse pour mieux saisir les ressorts du petit écran, qu’il faut sans cesse critiquer.

 

N’est-il pas paradoxal de psychanalyser la télévision ?
On considère en général la psychanalyse comme une affaire individuelle : le patient, seul sur le divan de l’analyste, se raconte dans son intimité la plus profonde, pour parvenir à une meilleure conscience de soi et de ses problèmes. La télévision serait le contraire : toutes affaires publiques ou privées y sont mises en scène pour un public aussi large que possible. Et il y est question de tant de choses hétéroclites qu’on voit difficilement comment distinguer une approche psychanalytique. Mais il se trouve justement qu’il est dans le principe même de la psychanalyse, et cela dès l’origine, de ne rien laisser hors de son ressort. Ce qu’avait bien perçu l’écrivain Stefan Zweig, ami de Freud, pour qui le traitement individuel d’un patient isolé est quasiment anecdotique au regard de l’ampleur pleinement humaine – et humaniste – de la pensée freudienne.

 

Psychanalyse-t-on ceux qui font la télévision, ceux qui la reçoivent, ou les différents messages qui transitent par elle ?
Puisque rien de ce qui est humain – et inhumain – n’est étranger à la psychanalyse, elle est apte à se pencher sur l’ensemble du spectre du monde télévisuel. Par exemple : psychanalyser journalistes, producteurs, animateurs et autres intervenants – tous les téléastes. Ça ne va pas très loin : on reste toujours dans l’individuel, avec les habituelles références aux motivations cachées ou avouées, les fluctuations du désir, les complexes en tous genres. Psychanalyse de papa, si l’on peut dire. L’autre volet serait le public, les téléspectateurs, les unités anonymes d’Audimat, réduits le plus souvent à n’être que des ombres, des potiches, alignées en forme de décor, et qui réagissent de manière conditionnée, pavlovienne, aux injonctions de ceux qui ont le monopole de la parole et de l’image. Stupéfiant de voir de quelle façon mécanique les rires et les applaudissements rythment le déroulement des émissions. Il y a toute une gestuelle, toute une dramaturgie qui relève d’une psychanalyse sociale des modèles culturels.

 

Le plus important demeure le monde de l’image même. Images visuelles et images sonores, car on tend à négliger ces dernières, qui offrent pourtant un inépuisable matériau d’analyse : intonations, débit, rythmes, bafouillages, tics, etc. J’en viens même à penser qu’à la télévision, le style c’est la bouche.

 

Pourquoi psychanalyser ce monde des messages télévisuels ?
Parce qu’ils ouvrent sur tout le champ du politique. Voyez, par exemple, l’omniprésence et l’exacerbation à la télé de la pulsion de pouvoir ou pulsion d’emprise, que je tiens pour la pulsion fondamentale du psychisme. La pulsion de pouvoir reçoit là une fantastique gratification, qui explique l’accrochage maniaque, hystérique, de tous ceux qui veulent passer à la télé, avec tous les bénéfices politiques et économiques que cela implique. On est en plein culte de l’image. Les pouvoirs de tous ordres ont toujours cherché à monopoliser et exploiter les images. Dictateurs (Hitler, Mussolini, Staline, Mao et autres) et institutions (Églises) ont multiplié et diffusé la puissance de leurs images et les images de leur puissance sous toutes les formes possibles, à l’infini. Aujourd’hui, la télévision porte le pouvoir et la présence de l’image à un degré inconnu à ce jour. C’est la civilisation tout entière qui se trouve impliquée et mise en jeu dans une pareille opération dont il est frappant de constater quéchappe pratiquement à toute procédure réellement démocratique. Pulsion sexuelle (sexisme, bisous, porno) et pulsion de mort (connivence avec envie, haine, terreur et sadisme) nourrissent jusqu’à l’obésité les oeuvres du pouvoir. Et notamment le moi. Le narcissisme – notion déterminante en psychanalyse – trouve à la télévision (la presse écrite, et même la presse people a de la peine à suivre) son lieu d’élection privilégié. D’élection et d’élections, au pluriel, tant la forme de l’élection est cultivée amoureusement et sauvagement par toutes sortes d’émission, à grand renfort de – superlatifs et d’icônes. La hargne et la voracité avec lesquelles hommes politiques et noms du show-biz – souvent mêlés en pétillants cocktails – se bousculent à – l’appel des sirènes télévisuelles constituent un des aspects les plus pathétiques du monde politique et culturel contemporain. Un pathétique qui flirte avec la pornographie : se mettre à poil, au sens physique comme au sens symbolique de l’expression, est devenu une procédure banale. Et il n’est pas – exclu que montrer ses fesses, comme on a pu le voir à diverses occasions, apparaisse comme un atout majeur pour les prochaines élections.

 

Vous insistez beaucoup sur la notion d’argent…
Oh que oui, ô combien ! D’abord parce qu’il constitue un objet, un matériau d’élection pour la télé : jeux, combinaisons, rétributions, revenus, contrats, achats de chaînes, systèmes de production, royalties, abus, détournements, on peut dire que la télévision, à l’exception de quelques chaînes et émissions insolites et exemplaires, barbote (dans) l’argent. Et ce terme de barboter nous renvoie à la dimension psychanalytique de l’argent. Une des découvertes dont Freud était le plus fier consistait dans la mise en lumière de la relation inconsciente étroite existant entre l’argent et la libido anale. « L’argent pue », dit Freud – ce qui ne va pas sans donner à la télévision, avec ses troubles mécanismes financiers, une drôle d’odeur.

 

Faut-il impérativement critiquer la télévision ?
Impérativement et sans concession aucune. Sachant que la télévision est le plus admirable et le plus jubilant instrument d’approche de la réalité du monde sensible, de connaissance des diverses humanités, de communication entre les êtres, de découverte et de création de formes, on ne peut pas ne pas être épouvanté de voir ce qu’il en advient entre les mains des monopoles, mafias et barons actuels.