Paru dans Politis, le 27 octobre 2005
En vingt ans, l’éventail des diagnostics psychiatriques est passé d’une trentaine de pathologies répertoriées à quelques centaines de troubles. Car ce sont le plus souvent des troubles qu’on soigne, au mépris de l’histoire individuelle de chaque patient.
Du coup, le marché de la santé mentale s’envole. Oui, il y a un marché de la souffrance psychique. Oui, il y a là de l’argent à gagner. Pour l’exploiter au mieux, il faut l’étendre. Cette extension, fruit d’un marketing soutenu, s’appuie sur diverses interventions faites au nom de « la Science ». Elles cachent des manipulations destinées à faire énormément d’argent, comme on le voit avec la consommation de psychotropes en France. Les deux dernières de ces interventions sont le Livre noir de la psychanalyse (1) et le tout récent rapport de l’Inserm sur le dépistage des « troubles des conduites » chez l’enfant et l’adolescent. Tous deux font chaud au cœur de certains tenants des thérapies comportementales et cognitivistes (TCC) et aux laboratoires pharmaceutiques, les premiers faisant le jeu des seconds sur un fond de déroute des services publics. Développons cela.
Depuis vingt ans, s’opère un tour de passe-passe qui tend à substituer du prêt-à-porter psychiatrique aux démarches réfléchies, dont celles de la psychanalyse. Ainsi voit-on peu à peu se réduire les approches fines et nuancées de la psychiatrie classique au profit d’un catalogue de symptômes, le quasi universel DSMIV, grâce auquel chaque comportement humain un peu surprenant ou douloureux se voit assigner la valeur d’un trouble. D’aucuns en ont fait une bible dispensant d’un savoir sur les processus pathogènes et d’une vraie pensée sur la souffrance psychique, au cas par cas. D’où vient qu’un tel détournement ait pu séduire tant d’intervenants en santé mentale ? D’où vient que tant d’organismes se soient appuyés sur lui pour produire des rapports qui vont tous dans le même sens ? À partir de l’association de quelques items du DSM IV, ils préconisent pour l’essentiel une TCC et des psychotropes. C’est ce que fait le dernier rapport de l’Inserm, infiniment plus perfide que le grossier Livre noir de la psychanalyse. Ainsi introduit-il des « Troubles oppositionnels avec provocation : les TOP ». Les pédopsychiatres et les psychanalystes savent depuis Freud et Winnicott combien ces comportements sont nécessaires aux acquisitions du statut de sujet et à la pensée. En tirant argument de grandes pathologies psychiatriques, plutôt rares, et en reportant leur gravité sur des comportements normaux et souhaitables, élargit le marché de la santé mentale transformant une manifestation habituelle en trouble pathologique avec les retombées thérapeutiques susdites : psychothérapies brèves et psychotropes. En se substituant au bon sens et à l’expérience des parents, cette « science » les inquiète, les culpabilise transforme leurs enfants en « clients de psy” en consommateurs. De même, la confusion entre la tristesse normale, le deuil, le mal être social justifié, d’une part, et les dépressions, d’autre part, donne lieu à une surconsommation d’antidépresseurs. Cette parodie mondiale, donc juteuse, s’appuie sur une résistance à la perception de l’intime des souffrances psychiques, sur une paresse de la pensée et sur quelques automatismes de prescription. D’où peuvent venir l’inspiration, le souffle et le mouvement qui soutiennent financièrement et psychologiquement un tel désastre ? Qui en tire massivement avantage ? Prenons la « petite histoire » actuelle. Le Livre noir de la psychanalyse rapportera quelque argent à ses instigateurs. Là n’est pas l’important. Montons d’un cran. Plus il y aura d’acteurs dans le monde de la santé mentale, plus le marché de celle-ci s’ouvrira. La création du statut de psychothérapeute, adossé au DSMIV, crée un élargissement du marché de la santé mentale : plus d’intervenants, plus de soi-disant « troubles » à soigner, plus de « thérapies », plus d’échecs de celles-ci – car il s’agit de manifestations humaines fort résistantes – d’où plus de prescriptions de psychotropes (on a vu cela en URSS pour d’autres raisons). Le marché ira grossissant avec le nombre des psychothérapeutes. Il leur faudra démontrer qu’ils sont bons, voire les meilleurs, malgré la brièveté des formations actuelles. Ils tentent de se comparer avantageusement et fallacieusement aux psychanalystes, par ailleurs si longuement formés et si peu prescripteurs. C’est ce qui se passe pour l’heure en France, mais ce n’est qu’opportunisme au service d’une stratégie plus vaste. L’ouverture de l’éventail de la pathologie mentale assure celle du marché des médicaments psychotropes. Ce n’était probablement pas le but premier des rédacteurs du DSM, pas plus que celui des zélotes des TCC, mais, souvent à leur insu, ils se constituent en fourriers de l’industrie pharmaceutique. Pour vendre, il faut ranger l’action, la pensée, l’émotion, l’affect, la vie, dans le « Grand Livre de la pathologie mentale ». Les attaques contre la psychanalyse ne sont qu’une escarmouche dans une stratégie universelle de déconsidération de la pensée et de passage du statut de sujet à celui de consommateur. Plus grave est le délaissement croissant des services publics de santé mentale. La réduction des crédits, des lieux de soin, des formations, a entraîné et entraînera un exode croissant des psychiatres et des psychologues vers des pratiques privées qui ne tiennent pas compte des nécessités nationales de la santé publique. Il semble clair que les plus souffrants de nos concitoyens n’auront bientôt droit qu’à des ersatz de soins, voire à des perversions de ceux-ci comme on le voit avec les prisons, qui se substituent si souvent aux services psychiatriques publics, alors que de nombreux troubles fondés sur des comportements normaux feront l’objet de psychothérapies et de prescriptions de psychotropes en pratique libérale.
(1) Le Livre noir île la psychanalyse, Catherine Meyer, les Arènes, 830 p., 29,80 euro