Le meurtre de Joe en pleine gare centrale pour obtenir un MP3, l’agression d’un professeur par son élève, et l’assassinat dans la rue d’une femme malienne et de l’enfant qui l’accompagne dans une ville où le discours raciste est fréquent… ces événements* seraient-ils liés ? Le point commun que chacun identifiera aisément : la violence y a été mise en acte, et qui d’un peu raisonnable pour ne pas la fustiger. Mais, en dehors de ce trait commun, rien ne permet à première vue de nouer la montée de l’extrémisme et du racisme avec le passage à l’acte d’un délinquant ou avec les problèmes spécifiques de l’enseignement aujourd’hui. Mais est-ce si sûr ?

Je soutiendrai volontiers, à l’inverse, qu’il est urgent de prendre la mesure de ce qui en est l’enjeu commun : celui de la pauvreté culturelle dans laquelle nous nous sommes laissé emmener. Par pauvreté culturelle, je n’entends pas l’inculture de certains qui ne savent plus qui est Jules César ou Shakespeare ou qui situent la guerre de Troie au Moyen Age, mais j’entends le travail de la culture qui, aujourd’hui, est mis à mal. Par travail de la culture, je rejoins volontiers ce propos de Nathalie Zaltzman quand elle rappelle la spécificité inédite du sens donné par Freud au terme Kultur : processus inconscient moteur de l’évolution humaine qui a pour tâche de faire vivre les humains ensemble en les contraignant à transformer individuellement et collectivement leurs tendances meurtrières aussi loin que faire se peut.

Autrement dit, la violence – la haine – nous habite tous et c’est toujours un travail auquel il nous faut – tous et chacun – consentir pour la transformer en autre chose que la destruction. D’être de l’espèce humaine contraint chacun à faire sienne cette loi de renoncer à agir sa violence pour pouvoir réaliser autre chose. Ceci suppose refoulement et sublimation.

Ces deux processus psychiques ont, en effet, en commun de prendre en compte la violence et la haine comme faisant partie de soi et de nous ; aujourd’hui cependant, il semble que nous préférions le déni. Autrement dit, nous préférons construire notre monde en ne reconnaissant pas que violence et haine en font partie, en repoussant sans cesse le fait d’avoir à les identifier à l’oeuvre. Mais dans ce mouvement, c’est le travail d’avoir à les transformer en autre chose qui passe à la trappe.

Prenons l’exemple de l’éducation : la violence ne peut que “normalement” émerger chez un enfant lorsque ses parents lui interdisent, autrement dit, lui signifient qu’il doit accepter la perte du tout possible et transformer son ressentiment en autre chose ; mais nous savons que s’il ne rencontre pas un parent capable de supporter le choc de sa violence, celle-ci ne pourra pas évoluer, ni se refouler, ni se sublimer ; elle sera alors laissée à sa propre trajectoire de destruction, abandonnée à son seul fonctionnement.

Or précisément, les parents d’aujourd’hui ne se sentent bien souvent plus capables d’encaisser le choc, pris entre deux feux ; celui de s’interroger sur le bien-fondé de leur légitimité à interdire et celui de veiller à satisfaire en cédant à la pression consumériste. Ils en arrivent même plutôt à ne plus s’estimer en devoir de faire face à cette violence. Moyennant ce flottement, ce “trop de jeu” dans la rencontre, celle-ci n’a le plus souvent plus lieu : le parent esquive la haine de l’enfant ou s’y soustrait en évitant systématiquement le conflit. Auquel cas, ne trouvant plus d’adresse à sa haine, le jeune ne se confronte plus à un autre qui, avant lui, a déjà pu y faire avec elle ; de ce fait, il ne reçoit plus le témoignage de ce que renoncer à sa haine ou la transformer en autre chose est possible. Il en résulte, comme l’exprime très bien sa façon de parler, qu’il n’a plus – comme il le disait hier – de la haine pour ses parents mais que désormais, il a la haine tout court ! Il a la haine comme la grippe ou la gale, quelque chose qui l’atteint, mais qu’il ne peut faire sien, que précisément, il ne peut que dénier : c’est là, mais ce n’est pas moi !

Mais lorsqu’à la génération suivante, ce même jeune qui n’aura donc pas été amené à métaboliser sa haine, – ni à la refouler, ni à la sublimer – sera confronté à celle de ses propres enfants, il sera comme face à une tache aveugle, une zone blanche, incapable lui aussi de supporter d’en être l’adresse, mais cette fois à son insu. Une telle mécanique pourrait peser lourd dans l’entropie qui atteint alors aujourd’hui le travail de la culture.

C’est ici qu’il faut, d’urgence, poser la question de l’avenir de la haine(1) dans nos sociétés dites avancées : nous devons, en effet, nous demander si, dans ce contexte de crise de la légitimité – de crise des repères, comme on le dit plus vulgairement -, ce travail de la culture, de contraindre à transformer individuellement et collectivement les tendances meurtrières, est toujours suffisamment à l’oeuvre, et plus précisément si les structures sociales actuelles se donnent toujours une telle tâche comme programme.

Il semble bien que non, vu qu’elles aussi cèdent – certes, à leur insu – à l’entérinement du déni. Ainsi, une nouvelle manière du “faire politique”, celle que Jean-Claude Milner a appelée la politique des choses(2) pour l’opposer à celle des mots et de la parole, est poussée à chercher dans les faits, dans les choses, dans le mesurable, l’appui que l’autorité de la parole ne donne plus. Il s’en suit des évaluations de toutes sortes, des contentions, des prescriptions administratives, des questionnaires, des expertises, toutes méthodes qui prétendent pouvoir se baser sur la positivité des faits pour décider des mesures à prendre. Mais de telles mesures ne se chargent alors plus de permettre et de veiller à ce que les sujets les intériorisent. Ce travail-là est laissé à la seule compétence du citoyen ! Il suffit en effet que ces derniers respectent les règlements, mais ils n’ont plus à se soucier d’introjecter la loi qui anime leurs fonctionnements.

Il faut entendre qu’une telle politique implique que la négativité – la part d’ombre – soit considérée comme évacuée de la condition humaine, que l’impossible comme trait irréductible de cette dernière ne doive plus entrer en ligne de compte, que la violence et la haine qui en résultent ne nous habitent plus.

Mais si tel est le cas, il faudra nous mettre à la tâche urgente d’en identifier les conséquences et prendre la mesure des effets d’un tel désaveu dans l’économie du lien social. Car laisser croire à la possibilité d’une société qui échapperait au nécessaire travail de la culture équivaut à programmer l’abrasement des relais sociaux qui permettent d’humaniser la violence. Or celle-ci ne peut que surgir lors de la confrontation du sujet à la limite. Mais qui, pour la dire encore dans le social, sans l’autorité de la tradition, sans non plus l’autorité de la promesse du progrès, dont chacun sait qu’il est aujourd’hui dans l’impasse, mais avec seulement l’autorité de ce que Myriam Revault d’Allones appelle la durée publique(3) ? La tâche est certes loin d’être facile et elle ne fait que commencer, mais il ne nous est pas laissé de choix, car c’est soit ce travail de la culture seul capable de fournir les appuis nécessaires pour contraindre le sujet à ne pas en rester à l’assouvissement de sa haine, soit la mise au programme du surgissement de la violence en acte, quel qu’en soit le visage.

Namur, le 14 mai 2006

 

* Jean-Pierre Lebrun, psychiatre et psychanalyste, fait référence à plusieurs événements qui,en trois semaines, se sont succédés en Belgique (N d E)

1. Cf notre petit ouvrage publié par la Communauté Française de Belgique, Temps d’arrêt, L’avenir de la haine, voir le site http://www.yapaka.be/
2. J.C. Milner, La Politique des choses, Navarin, 2005.
3. M. Revault d’Allones, Le pouvoir des commencements, essai sur l’autorité, Seuil 2006.