Paru dans Le Monde, le 20 janvier 2006  (réponse au texte d’André Green paru dans Le Monde du 6 janvier)
Le Monde des livres » daté du 6 janvier publie dans sa page Forum un texte ainsi présenté au lecteur : « André Green dénonce la place accordée aux disciples de Jacques Lacan dans les débats actuels. » Ce document appelle plusieurs remarques de ma part.


La première porte sur l’intitulé : « Un mythe : la psychanalyse française ».
« Un mythe », j’en suis bien aise, mais ce mythe, d’où vient-il ? Si mythe il y a, il fut entretenu, des années durant, par ce que j’appelais naguère « une petite camarilla », dont les membres avaient su persuader leurs collègues de l’étranger qu’il existait à Paris quelque chose comme une Ecole française de psychanalyse, où ils étaient tous avec Lacan. Mais lui étant Nard, dur à avaler, eux se présentaient comme Coca Light, si je puis dire, promettant d’être de bien meilleure compagnie. Dès que l’on se mit à étudier Lacan pour de bon à New York comme à Buenos Aires, les actions de la prétendue Ecole française chutèrent d’autant (voir ma « Lettre claire comme le jour », du 9 septembre 2001, reprise dans Lettres à l’opinion éclairée, Seuil, 2002). On comprendra donc que ce soit sans déplaisir que je voie l’un des plus gros actionnaires de cette entreprise si équivoque déclarer enfin sa banqueroute.
2. Fort de cette déconfiture, voici maintenant que notre compère met en circulation des titres mirobolants, «psychanalystes lacano-millériens », « institutions milléro-lacaniennes », « laconisme millérien » : sont-ils mieux gagés ? Il est vrai que je fus un bâtisseur, et que je n’aurai pas créé moins de sept Ecoles de par le monde, plus une, l’Association mondiale de psychanalyse (AMP), qui compte aujourd’hui plus de mille membres. Mais ces institutions, je n’en dirige plus aucune. De même, si je crois avoir agi selon l’impulsion reçue de Lacan, ce fut sans prétendre parier en son nom, ni non plus placer mon nom au rang du sien.
3. Enfin, je retrouve M. Green tel que je l’avais déjà rencontré, il y a bien longtemps, dans Le Monde (10 février 1990). Je l’avais alors épinglé de ce trait (22 février) : « Donnant à voir sur tous les tréteaux le spectacle d’une douleur et d’une rage enflammées par l’impuissance. » Nous en sommes toujours là.
Ou plutôt, non, nous n’en sommes plus là. Tandis que M. G. persévère à qui mieux mieux dans le ton et dans les manières qui lui sont propres et dont nous ne lui disputerons pas le privilège, tout a changé alentour.
En 1990, nous avions encore tout loisir de délibérer entre nous sur le mystérieux Meccano né d’un songe de Serge Leclaire, cette « Instance ordinale des psychanalystes » dont malheureusement rien ne sortit. Avec le XXIe siècle, finie la rigolade. La psychanalyse vient d’essuyer coup sur coup trois attentats qui ne l’ont pas laissée tout à fait indemne
– en 2003, ce fut le fameux « amendement Accoyer », qui bénéficia en première lecture d’un vote unanime de l’Assemblée nationale ;
– 2004 vit la publication du rapport dit de l’Inserm, classant la psychanalyse bonne dernière à l’issue d’une course d’obstacles digne du Chapelier fou ;
– 2005 enfin : à la rentrée de septembre, surmédiatisation d’un ouvrage aussi obèse qu’obscène, Le Livre noir de la psychanalyse (Les Arènes).
Qui mène le bal ? Ce sont les nouveaux « Messieurs les Ronds-de-cuir », excités, enivrés par les fabuleuses capacités de stockage de l’information dont ils disposent désormais. Ils ont de plus une idée bien arrêtée sur ce que doit devenir notre monde « psy », à savoir ce qu’il est au Québec : standardisation des traitements, formatage des formations, déqualifications des opérateurs, quantification des résultats, surveillance et évaluation à tous les étages. Résultat espéré : un Panopticon speedé fonctionnant au rabais.
Si ce n’est pas déjà chose faite en France, si ça grince, si ça coince, si ça chauffe, si ça menace incessamment d’exploser, à quoi, à qui le devons-nous ? D’abord, à une poignée d’éclaireurs, gens de plume et de pensée, gens du livre. L’unanimité de l’Assemblée ne les intimidait pas. Ils surent, de leur faiblesse même, stimuler les médias, émouvoir l’opinion, et toucher jusqu’à des princes de notre République. Et voici que, deux ans après la première bataille, notre embusqué sort de dessous la table. Est-ce pour se joindre au combat ? Stigmatiser avec nous Inserm et Livre noir ? Point du tout : c’est pour vilipender justement les premiers éclaireurs, le premier renfort, les « Sollers, Milner, Bernard-Henri Lévy, vedettes ovationnées par le public, qui ne se posent pas la moindre question sur leur qualification à se prononcer sur le problème ».
Eh bien, c’est le contraire qui est vrai. Il se trouve que chacun a tenu à dire très précisément le pourquoi de sa présence et de son action aux « Forums des psys ». Puisque nous sommes ici, et non par hasard, au « Monde des livres », on me permettra de renvoyer à leurs ouvrages publiés l’an dernier : ce sont les opuscules de Sollers, Lacan même ; de Milner, La Politique des choses ; et de Roudinesco, Pourquoi tant de haine ? (tous les trois chez Navarin, diffusion Seuil) ; ce sont, dans le recueil Récidives de Bernard-Henri Lévy (Grasset), les pages sur « Une charte pour la psychanalyse » ; et, pour faire bonne mesure, c’est aussi le Pour Sigmund Freud, de Catherine Clément (éd. Mengès).
Ah, mon Dieu ! J’y songe, M. G. n’a pas fini de souffrir. On trouvera en librairie ce mois-ci le dernier numéro de La Règle du jeu, la revue de BHL. On verra ce qu’est devenue la petite bande d’il y a deux ans, comme elle s’est fortifiée. On compte maintenant 87 signatures, d’autant plus précieuses qu’elles ne s’alignent pas au bas d’un manifeste ou d’une pétition. Non, c’est en haut que vous les trouverez, en haut du texte composé par chacun, en son nom propre, pour dire le rapport qu’il entretient avec la chose analytique.
Qui sont-ils ? Dans une joyeuse bousculade alphabétique : Isabelle Adjani et Lauze Adler, Tahar Ben Jelloun et Roland Castro, Madeleine Chapsal et Catherine David, Renaud Dutreil et Viviane Forrester, Marc Lambron et Michèle Manceaux, Alain Minc et Christine Orban, Erik Orsenna et Marie-France Pisier, Bertrand Poirot-Delpech et Bettina Rheims, Guy de Rothschild et Jean-Jacques Schuhl, Maren Sell et Anne Sinclair, Jean-Pierre Sueur et Maurice Szafran, jean-Didier Vincent, d’autres encore, et les derniers peut-être des poèmes d’Arrabal. Laurent Joffrin, du Nouvel Observateur, nous fait assister à la gestation du cruel « Faut-il en finir avec la psychanalyse ? », qui fit des remous en septembre dernier. Quant aux gens de métier, les praticiens, qui sont ici une petite moitié, ils se sont pliés à un exercice inédit en dehors des écoles d’orientation lacanienne : dire du mieux possible le souvenir qu’ils conservent de leur analyse à eux.
Si, au vu de ces noms, l’on m’objecte que « Rasius et Baldus font honneur à la France », etc. (Les Femmes savantes, IV, 3), je dirai que l’on se doit de jouer Clitandre quand on tombe sur Trissotin. « Les yeux et les dons de la cour » existent toujours : c’est l’oeil des médias et c’est le don des Names (noms fameux, célèbres).
Et en 2006 ? Quelle bataille pour quel enjeu ? M. Philippe Douste-Blazy, quand il était ministre de la santé, s’était gardé de faire rédiger les embarrassants décrets d’application d’une loi particulièrement mal bâtie concernant le titre de psychothérapeute. M. Xavier Bertrand, son successeur, aura-t-il la même sagesse ? Ou voudra-t-il donner un aliment au feu qui couve ? Nous le saurons très vite.