Jusqu’à Galilée, qui crée la science moderne au dix-septième siècle, l’Occident a vécu sous une organisation du savoir et une théorie de la connaissance (une épistémologie) dont les fondements avaient été érigés deux millénaires auparavant dans le monde gréco-latin. Cette organisation théorique du savoir était centrée sur les sept arts libéraux (c’est-à-dire des arts pratiqués par les hommes libres qui ne travaillaient pas de leurs mains) : ceux-ci était la grammaire, la rhétorique, la dialectique (le trivium, les trois disciplines s’occupant du langage); puis les mathématiques, la géométrie, l’astronomie et la musique (le quadrivium, les quatre arts s’occupant du nombre). Les arts libéraux sont la fondation de ce qu’on appelle aujourd’hui encore l’humanisme.

À l’origine, Galilée entendait modestement conférer aux arts « manuels » et pratiques (disons, en termes modernes, à la technologie) la dignité qui jusqu’alors avait été réservée exclusivement aux arts libéraux. Mais l’irruption de la science moderne sur la scène du monde, qui arrache la technologie à l’empirisme, a eu très vite un effet qui dépassait l’intention initiale de Galilée : la science s’est imposée à l’univers entier comme la méthode privilégiée pour maîtriser le monde, et a complètement marginalisé les sept arts libéraux. Ce succès n’est pas dû seulement à l’efficacité incontestable de la méthode scientifique et aux conséquences de son application pour le bien-être de l’humanité, constatables par tout un chacun. Il a aussi sa cause dans le refus obstiné que les humanistes ont opposé, à de rares exceptions près (on pense à Descartes), à une mise à jour de leur disciplines et de leurs méthodes. La majorité des humanités ronronne encore selon un modèle périmé par la révolution scientifique; symétriquement, la plupart des scientifiques n’ont aucun intérêt pour les humanités, si ce n’est à titre privé (un astronome aimant Rabelais et Debussy, par exemple) : ils savent que rien de conséquent pour leur discipline ne sortira jamais du modèle humaniste.

Le grand bond théorique en avant que Lacan a opéré en psychanalyse l’a amené à réfléchir sur ce divorce entre les humanités et la science moderne, et à proposer une nouvelle épistémologie, entièrement inédite, qui établirait la compatibilité entre la science et l’étude des belles-lettres (étude refaite selon le tour que lui donne Lacan). À mon sens, il s’agit là de la contribution la plus importante (et la plus négligée) de Lacan à l’épistémologie, celle qui survivra même à la psychanalyse pratique, la cure, quand celle-ci aura accompli la disparition qu’il lui prophétise.

On peut schématiser la doctrine épistémologique de Lacan par une distinction, deux observations, et enfin un programme de recherche appuyé d’un principe méthodologique.

La distinction, c’est celle que Lacan fait entre exactitude et vérité. Il y a des énoncés exacts, comme « Il pleut » ou « E=mc2 », qui décrivent un état matériel du monde ; ils diffèrent des énoncés vrais, qui évoquent des états de la psyché humaine et sont nécessairement ambigus. L’homme de la rue tend à les assimiler, mais ils diffèrent profondément dans leur nature et leur fonctionnement.

La première observation, c’est que, qu’un énoncé soit exact ou vrai, il est toujours local : il laisse dans l’ombre tout le réel qu’il ne désigne pas. Donc, du seul fait que l’on parle, on laisse de côté un inconnu, le réel scientifique dans le cas de l’exactitude, l’inconscient du côté de la vérité. Le discours crée donc un trou et le délimite. Rien de la nature ou de l’inconscient n’est connaissable totalement, il y a toujours un trou; le croire, c’est tomber dans l’irrationnel.

L’immense innovation de Lacan, c’est de montrer que les trous dans la vérité et dans l’exactitude se recouvrent, et donc d’unifier la théorie de la connaissance par un même modèle en surmontant la fracture qui s’est produite avec Galilée au début du dix-septième siècle. Personne avant lui n’y avait pensé et l’avait osé.

La deuxième observation, c’est que la science moderne abolit le sujet. Par exemple, quand Einstein a produit E=mc2 , ses déboires conjugaux et sa personnalité n’importent plus : d’autre physiciens peuvent faire fonctionner l’algorithme sans jamais avoir besoin de se référer au sujet Einstein. Ou encore, si vous allez chez le médecin, celui-ci, pour être efficace et vous guérir, doit considérer votre corps comme une machine, sans égard à vos sentiments de sujet à propos de ce corps qui est le vôtre. L’expansion de la science moderne pose donc un problème moral, qui peut être formulé ainsi : comment défendre la singularité individuelle du sujet des assauts d’un « surmoi scientifique » qui ne cesse de grignoter cette singularité? Par exemple, pour l’assurance-vie, vous n’êtes qu’un x dans l’algorithme des probabilités concernant la date de votre mort. Rien de ce qui vous fait réellement sujet humain (vos désirs, vois joies et vos peines) n’entre dans ce calcul. Cette réduction du sujet humain est nécessaire : ce n’est qu’ainsi que la science peut fonctionner et avancer. Cependant, il importe de lui donner des limites, pour préserver le désir humain; pour ce faire, il faut donner des bornes, non à la science, mais au scientisme, qui transforme en idole suprême et exclusive la passion de connaître aux dépens de l’humain.

Le programme de recherche lacanien dépend directement de l’unification de la connaissance que Lacan réalise. On notera que ce programme ne s’applique pas à la science : la science se porte bien, et Lacan n’a jamais prétendu apporter du neuf à quelque science que ce soit. Ce sont donc bien les humanités qui sont en cause et qu’il faut sauver du maintien anachronique (il date d’au moins deux mille ans) du programme de recherche implicite au le modèle des sept arts libéraux. Les résultats désastreux du maintien du modèle antique du savoir s’observent partout : de plus en plus de livres et d’articles universitaires de moins en moins lus, une perte irréparable de légitimité et de prestige face à la méthode scientifique, de plus en plus d’étudiants futurs chômeurs, en bref une perte d’influence et une condamnation à la non-pertinence apparemment irréversibles et allant s’accélérant.

Pour parer à cette déliquescence généralisée, on a vu des humanistes recourir à l’emprunt de concepts scientifiques (les théories de la relativité ou du chaos, par exemple) qu’ils ne comprenaient pas et qui devenaient, appliquées dans leur champ (philosophie, critique littéraire, etc.) de pures métaphores dénuées de sens.

Le principe méthodologique intervient ici; selon Lacan, pour sauver les Humanités, il faut procéder à l’inverse : il faut réintroduire un critère de rigueur et de rationalité en suivant à la lettre (« bêtement », dit-il) ce que des modèles topologiques élémentaires, par exemple, peuvent nous dire sur la nature du signe linguistique. Il faut donc penser les objets de l’humanisme en terme de logique moderne et de topologie (analyse vectorielle, bande de Moebius, nœuds borroméens). C’est à ce prix que sera assurée non seulement leur survie, mais aussi leur capacité à intervenir dans le débat (des limites de la science, par exemple).

Bien entendu, lorsqu’on voit l’état des choses aujourd’hui, cette formalisation, cette réforme des études humanistes apparaît comme une utopie irréalisable. Tout s’y oppose : la répugnance des humanistes à se plier à des procédures dont ils ignorent tout (en règle générale, ils sont devenus humanistes parce qu’ils étaient faibles en math et en science), la résistance des mathématiciens à étendre leurs instruments dans des domaines comme la linguistique, l’organisation même de la transmission du savoir universitaire dans nos institutions : qui a jamais vu un mathématicien et un critique de Proust (par exemple) collaborer joyeusement à ne serait-ce qu’un petit article?

Un tel programme de recherche supposerait aussi la réorganisation complète de nos universités, institutions dont on connaît la peur du changement et l’esprit de routine. Nos facultés, du côté des humanités, ancrées dans une tradition aujourd’hui huit fois centenaire, reposent essentiellement sur le principe d’autorité de la théologie dont, au douzième siècle, ces facultés sont issues. Il faudrait en effet faire dialoguer scientifiques et humanistes sur la base du programme de recherche lacanien, mais Lacan lui–même n’a réussi qu’en partie, dans ses écoles successives, à instaurer ce dialogue entre humanistes et scientifiques.

Mais l’Église nous enseigne que le désespoir est un des sept péchés capitaux. Le découragement nous est donc interdit! On pourrait par exemple imaginer la fondation d’un institut privé qui poursuivrait le programme de recherche lacanien en réunissant sous le même toit les scientifiques et les humanistes qui en comprennent la portée et l’esprit.

Baton Rouge, États-Unis, le 11 novembre 2006.

Alexandre Leupin est professeur en critique littéraire (littérature médiévale française), épistémologie (psychanalyse) et histoire de l’art.