Ce texte est paru dans La Libre le 8 novembre 2006

Une grande majorité des travailleurs de la santé mentale organisée en “plate forme de la santé mentale” vient de rappeler qu’elle souhaite que le projet de loi Demotte réglementant l’exercice des professions de la santé mentale aboutisse avant la fin de cette législature afin de ne pas risquer pire.

Quelques psychanalystes ont entièrement souscrit à ces positions. Les autres, qui constituent la grande majorité, et dont nous sommes, tiennent au contraire à se démarquer, bien qu’ils partagent nombre de préoccupations de leurs collègues de la plate-forme.

Ainsi nous comprenons fort bien que ce projet de loi constitue une avancée importante en ce qu’il permet aux professions de la santé mentale de ne pas être inféodés à la médecine techno-scientifique. De plus, nous acquiesçons au voeu des différents praticiens de disposer d’un statut qui leur permette de travailler selon leurs formations spécifiques.

Mais c’est l’absence de place reconnue à la psychanalyse qui fait question dans ce projet de loi. Depuis le début des tractations, les pouvoirs publics ont fait obstinément la sourde oreille à la place spécifique qu’occupe la psychanalyse parmi les psychothérapies. Sans doute parce que s’il fallait lui reconnaître cette place d’exception, il faudrait dans le même temps soutenir qu’un tel “privilège” ne puisse être attribué à d’autres courants psychothérapeutiques. Il est donc beaucoup plus facile de faire rentrer la psychanalyse dans le rang des psychothérapies !

Pourtant la psychanalyse a une place spécifique dans l’ensemble des psychothérapies simplement parce qu’elle n’est pas qu’une psychothérapie. Ce qui ne veut pas dire qu’elle n’est pas aussi une psychothérapie, encore moins qu’elle n’est pas psychothérapeutique. Mais elle est la seule à avoir élaboré une théorie de l’appareil psychique et, à ce titre, elle déborde aussi bien le champ de la santé mentale que celui de la psychothérapie. C’est d’ailleurs ce qui lui a donné le statut d’exception qu’elle a dans la culture occidentale aujourd’hui. (Nous renvoyons au texte “Situation de la psychanalyse en Belgique ” lisible depuis peu sur le site “Squiggle.be”.)

Mais si la psychanalyse a soutenu et soutient toujours cette place d’exception, c’est d’abord parce qu’elle estime avoir la responsabilité de faire entendre en quoi cette place est pertinente et irréductible pour chacun de nous. Aujourd’hui, la place d’exception est d’emblée suspecte, d’emblée soupçonnée de justifier l’abus. Mais comment ne pas s’apercevoir que non seulement le sujet, mais l’être humain comme tel fait exception au sein du règne animal du fait qu’il est le seul qui parle ? Et d’ailleurs, comment ignorer que cette place d’exception est nécessaire pour donner du poids au collectif lui-même, car, faute de cette place reconnue, le collectif n’est plus que la juxtaposition de voeux privés ?

Bien sûr de tels propos ne sont pas à la mode du grand marché en quoi se résume bien souvent aujourd’hui le lien social mais il ne faudrait pas oublier que ce que nous désignons par problèmes psycho-médico-sociaux, sont les réponses – certes inadéquates – de ceux qui ne supportent plus que le vivre ensemble actuel se résume à une telle conception seulement mercantile. Nous recueillons aujourd’hui les conséquences psychopathologiques d’un lien social organisé seulement comme un vaste marché, hors toute reconnaissance d’autrui et de la qualité de sujet d’un chacun.

Si un grand pas a donc été accompli en sortant la santé mentale de la techno-médecine et d’un statut paramédical pour le psychothérapeute, l’exception à la médecine par le biais de la santé mentale est insuffisante à garantir que la place de l’exception puisse continuer à avoir droit de cité. D’une part parce que la tendance actuelle est clairement d’utiliser la santé pour intégrer la norme ( ne fumez plus ! mangez moins car vous devenez obèses ! etc…) et qu’il est évident que la santé mentale n’échappera pas à cette orientation. (Tenez vos enfants en place ! soyez parents ! ….) D’autre part parce qu’il faut, pour faire contrepoids à une telle tendance, non seulement un statut mais un appareil conceptuel épistémologiquement conséquent. C’est ce dernier que fournit la psychanalyse en ce qui concerne l’appareil psychique, et c’est pour cette raison qu’il faut lui laisser les mains libres et ne pas la mettre sous tutelle fut-elle bien intentionnée.

Quelle autre discipline est capable de fournir l’appareil conceptuel capable de faire objection à ce qu’on s’engouffre dans des pratiques et des réglementations, voire des lois qui ne tiendraient pas compte de ce que c’est qu’un sujet ? Donner un statut aux professionnels de la santé mentale est certes fondamental mais ne suffit pas pour soutenir cet exercice. Un sujet toujours échappe à ce qui est dit, su, connu de lui. Il objecte comme tel au savoir que l’on peut avoir à son propos, et il est de notre responsabilité de psychanalyste de le rappeler.

Penser ce qu’est un sujet – et pas seulement un individu – est la tâche que s’est donnée la psychanalyse dans la tradition historique qui est la nôtre en naissant en même temps que la science actuelle dans ses développements les plus pointus. Non pour contrer la science ou la discréditer mais pour lui faire cortège de telle sorte que personne n’utilise la rationalité scientifique pour oublier que le sujet, dans ce qu’il a de plus singulier, échappe toujours au tout rationnel.

Voilà la raison pour laquelle la grande majorité des psychanalystes parmi ceux qui se sont réunis dans la fédération belge des associations de psychanalyse (FABEP) craignent que lorsqu’ils auront pris entièrement place dans le train qui veut les entraîner dans ce projet de loi – aussi bien fait soit-il, mais qui ne reconnaisse pas à la psychanalyse la spécificité qui est la sienne – ils risquent d’avoir contribué à son extinction.

Car ou bien la loi prétend s’occuper de nous, en nous nommant comme tels, mais alors il faut qu’elle reconnaisse la spécificité de notre travail. Ou bien la loi ne nous concerne pas, mais alors nous devons en être explicitement exclus pour obtenir la garantie que la pratique de la psychanalyse ne soit pas considérée comme illégale, même si elle est assurée par un psychanalyste laïc, autrement dit par un psychanalyste dont la formation de base n’est ni médicale, ni celle de la psychologie clinique.

Il n’y a dès lors que deux possibilités : soit les psychanalystes sont reconnus comme ne relevant pas de ce projet de loi – mais il faut alors que cela soit inscrit comme tel – c’est le cas en France – par exemple en précisant que les psychanalystes sont qualifiés de droit au vu de leur formation spécifique et de la garantie données par leurs associations, de pratiquer la psychothérapie. Soit les psychanalystes relèvent de ce projet de loi – mais il faut alors que leur spécificité soit prise en compte, par exemple en créant un Collège des psychanalystes rigoureusement autonome et indépendant, qui puisse prendre en compte notre spécificité.

Les psychanalystes signataires objectent donc fermement à ce qui ne les autoriserait plus à maintenir la place de l’inévaluable. Et qu’on ne s’y trompe pas : ce n’est pas la pratique des psychanalystes qui est seulement en cause, c’est aussi leur place dans la cité et les interrogations que leur discipline permet de porter sur les discours établis.

Tout ceci n’est donc nullement l’affaire des seuls psychanalystes. C’est l’affaire de tous ceux qui dans le champ de la santé mentale trouvent à s’orienter à partir d’elle et, en Belgique – les pouvoirs publics le savent bien – ils sont très nombreux. C’est aussi l’affaire de quiconque a le souci de traiter l’autre et d’être lui-même traité d’abord en sujet.

Raymond Aron, Dr Jean-Paul Beine, Daniel Bonetti, Patricia Bosquin-Caroz, Dr Anne Calberg-Oldenhove, Christian Centner, Joëlle Conrotte, Evelyne Chambeau, Michel Coddens, Guy de Villers, Dr Christian Demoulin, Yves Depelsenaire, Michel De Wolf, Marie-France Dispaux, Dr Michel Elias, Dr Christian Fierens, Robert Flamant, Serge Frisch, Dr Bruno Fraschina, Jacqueline Godfrind, Dr Sylvain Gross, Dr Joëlle Hallet, Philippe Hellebois, Dominique Holvoet, Claude Jamart, Lieven Jonckheer, Dr Jean-Pierre Lebrun, Monique Liart, Anne Lysy-Stevens, Pierre Malengreau, Pierre Marchal, Nicole Minasio, Dr Etienne Odenhove, Martin Petras, Dr Julien Quackelbeen, Marie-Jeanne Segers, Dr Marc Segers, Pierre Smet, Dr Alexandre Stevens, Nicole Strijckman, David Van Bunder, Claude Van Reeth, Béatrice Wauters,Alfredo Zenoni.