Les raisons qui nous poussent à dévorer un pavé dont le narrateur est un SS.
Comment comprenez-vous qu’on se jette sur ce pavé – Les bienveillantes où le narrateur est un SS? Les lecteurs sont pris entre deux tendances.
L’une, qu’on leur a inculquée, c’est la “banalité du mal”: n’importe qui d’entre nous aurait pu être à cette place et aurait fait ces choses atroces; et l’autre, plus juste et plus subtile, c’est: voyons un peu ces horreurs pas banales que moi je n’aurais pas faites; je veux comprendre un homme qui peut en avoir traité d’autres d’une façon aussi terrible. Donc, c’est la curiosité. Et elle lutte contre la banalité du mal; qui est une idée fausse: des penseurs, des journalistes, des philosophes se sont projetés sur le bourreau en se disant: si lui – Eichmann ou un autre – ne montre pas d’émotion en racontant ces horreurs, s’il n’est pas bouleversé, alors c’est que c’est banal; sous-entendu: moi, j’aurais eu des états d’âme, j’aurais été bouleversé; “moi”, c’est le penseur supposé être le vrai repère. (En l’occurrence, c’est le “moi” de Hanna Arendt…). Illusion d’optique, car la personne qui a fait ça n’est ni banale, ni pas banale; elle a pris une décision, très nette, selon laquelle ces gens, – les Juifs, et plus tard les Tziganes -, sont des êtres dont l’existence dérange son identité, qui se veut pure, saine, aryenne… Quand cette décision est prise, tout le reste s’ensuit sans état d’âme, non pas parce que c’est banal mais parce que c’est décidé. Et cette décision, ceux qui parlent de banalité n’en ont pas idée, car ils ne l’ont pas prise. C’est une décision terrible, pas banale du tout, et une fois qu’elle est prise, le reste suit sans émotion. Lorsque cette décision est prise, tous les repères explosent: la confrontation des visages, de la chair vivante, de la parole, de la pensée… Tout est balayé.
Revenons au lecteur du roman où un SS se raconte. Ce lecteur est assez mûr au sens où lui-même ne prendrait pas une décision de cet ordre: celle de détruire tout ce qui gêne son identité. Il peut se contenter d’une identité branlante; ça lui suffit pour vivre; il n’a pas besoin d’une identité intégrale ou intégriste pour exister. Alors que cherche-t-il dans ce pavé?
Il va jouir dans un entre-deux: entre la certitude d’être en face d’une machine à tuer qui fonctionne sur le mode banal, automatique; et l’impression qu’au contraire ce n’est pas banal, que pour y être il faut basculer dans le mal. Il va donc se chatouiller (se masturber?) avec la tentation du mal qu’il peut, par devers lui, surmonter à chaque page. Le plaisir esthétique passe par là: besoin de toucher au mal, fictivement, pour s’assurer qu’on existe et qu’on est plutôt bien. Mais on se fait un peu peur, un peu mal… Comme dans l’acte de se gratter quand cela vous démange: ça fait mal et c’est bon. Socrate l’a déjà dit juste avant de mourir en frottant sur ses pieds la trace des chaînes. Sans la douleur du prurit, il n’y a pas le petit plaisir de cette lecture. Et elle vous donne au passage quelques bouffées de surréel pour vous remettre dans le réel. Mais l’essentiel est que le lecteur joue à caresser, exalter, faire jouir son identification partielle. Même s’il bascule et plonge dans sa partie abjecte, il peut revenir. Ceux qui plongent sans retour sont très rares.
Daniel Sibony écrivain, psychanalyste. Dernier ouvrage paru : Création : essai sur l’art contemporain, Seuil, 2005