Gérard Guégan | Le Nouvel Observateur [Livres] | 10-11-2005
Une lettre posthume
Une artiste des Beaux-Arts raconte son destin tragique et confesse ses tourments : une danse de mort, sans fard.

A la fin des années 1960, posant un magnétophone devant son analyste, Jean-Jacques Abrahams décide que ce n’est plus à lui de parler mais au grand muet. Mince de rigolade ! La menace d’une arme, passe encore, mais le face-à-face avec un enregistreur, voilà qui est intolérable. L’analyste s’emporte, perd la tête… En fidèle d’Artaud, Abrahams tire de ce sauvage enregistrement la matière d’un dialogue cruel que Sartre défend et que le Sagittaire publie sans qu’on les traite de réacs.
Une trentaine d’années plus tard, c’est une femme, Blandine Solange, pas moins illuminée que l’homme au magnétophone, qui va, cette fois, inverser les règles du jeu. Jusqu’alors elle n’a peint que des hommes en érection. Des hommes qu’elle a dragués, satisfaits, payés, et dont elle tire plus de jouissance en les zyeutant, mal à l’aise avec le symbole de leur puissance déclinante, qu’en les portraiturant. Or ce pouvoir qu’elle s’accorde (faire de ses modèles d’obéissants prostitués) la précipite dans l’extravagance. La nuit, ne se promène-t-elle pas nue dans la ville ? La voici devant l’analyste qu’elle ne tarde pas à considérer, puisqu’elle le paie, à l’égal d’un sujet à peindre. Comment pourrait-elle lui ouvrir son inconscient ? Et puis, cet inconscient, il est là sur ses toiles. Bref, ça dure des années, et ça échoue. Elle continue de peindre, de lever des inconnus qui ne lui prêtent que leur image alors que c’est l’envers du miroir qu’elle voudrait leur arracher. Ses angoisses augmentent. Un psychiatre survient qui la bourre de médocs

 

Là-dessus, elle qui sait son Duchamp par coeur découvre soudain la pierre philosophale, à savoir « la façon de rendre enfin sa vie solidaire de son art ». Elle écrira aux trois figures emblématiques de la norme, le père, le professeur et l’analyste, qui lui ont dénié le droit de fusionner avec ses visions. Sauf que c’est une fausse correspondance, Blandine Solange n’envoie pas ses lettres à leurs destinataires. Son projet est plus subtil. Plus ambitieux aussi.
Il s’agit pour elle de dévoiler le sens caché de ce « ready-made » que la société lui a fabriqué : enfance pauvre, études chaotiques, instabilité caractérielle, insatiabilité sexuelle, névroses en chaîne. En témoigne la seule de ces trois lettres qui nous soit accessible aujourd’hui. Ainsi, feignant de reprocher à son analyste de ne pas lui avoir accordé le « bénéfice » de la folie, elle lui assigne le rôle de repoussoir, mais c’est un trompe-l’oeil. Elle ne lui fait pas la leçon, elle se fait leçon et devient de la sorte le centre de son oeuvre. L’autre n’est qu’un chevalet.
Ne pas le comprendre, c’est passer à côté du plus bouleversant autoportrait qu’une femme qui danse avec la mort ait osé nous mettre sous les yeux. Après quoi, il ne lui reste plus qu’à se pendre. Elle le fera le 20 octobre 2000. Les artistes, les vrais, paient souvent très cher leur refus du bon sens.

« Inoculez-moi encore le sida et je vous donne le nom de la rose », par Blandine Solange, Grasset, 118 p., 12 euros.
Blandine Solange (1957-2000) a mis fin à ses jours dans son appartement de Francfort. Georges Verdiani, à qui elle s’adresse et qui a rédigé la postface, est psychanalyste à Marseille.