Joseph Conrad : le premier commandement par André Green (Editions In Press)

Lorsqu’on sait que Sigmund Freud tenait la plupart des écrivains – et leurs capacités de mettre en récit leur introspection – pour des précurseurs géniaux de la psychanalyse, vouloir « analyser » une œuvre de Joseph Conrad, l’un des plus célèbres mais aussi des plus complexes écrivains anglais d’origine polonaise, relève donc d’une forme de défi. « Les livres disent mieux que toute autre chose, le destin des objets dans l’inconscient » explique en forme de justification le célèbre psychanalyste André Green. Ce dernier ne dissimule toutefois pas les difficultés d’une telle entreprise dès l’introduction de son opuscule sur « Joseph Conrad : Le premier commandement ». Un ouvrage dont il admet que le titre initial « La ligne d’ombre » était évidemment de nature à interroger le « désir » de l’analyste et à même de comporter une invitation à l’association libre. Et de spéculer sur plusieurs hypothèses, quitte à découvrir dans la lecture des œuvres de celui qui « rejetait le qualificatif d’écrivain de la mer », leur confirmation à travers les résonances d’affects. Un thème dont le psychanalyste est l’inconditionnel défenseur parmi les multiples découvertes freudiennes.

Comme Freud, André Green s’est en premier lieu efforcé de parcourir les ouvrages disponibles sur le « sujet » sans pouvoir épuiser la bibliographie. A l’image d’une séance initiale qui livrerait un symptôme, le premier chapitre s’intitule « la dette » : fardeau des maux de l’enfance, sorte de barda lesté des émotions issues de moments trop intenses pour être intégrés et digérés dans la psyché lorsqu’ils adviennent et qui ressurgissent ultérieurement comme autant de fantômes se plaisant à hanter la mémoire. Dans cette rapide présentation où l’auteur s’interroge sur ce qu’il tient pour un « phénomène unique de condensation », André Green met l’accent – cela ne saurait surprendre – sur le lien énigmatique entre affect et langage : maîtrisant plusieurs langues, l’écrivain conservera le français pour « la langue des confessions intimes » alors qu’il choisira en 1889 l’anglais dont il « connaît à peine six mots à son entrée dans la marine » de ce pays pour écrire ultérieurement l’ensemble de ses nouvelles. Ouverture intéressante pour le psychanalyste, connu pour avoir été un temps partagé entre l’école de l’affect et celle du langage et d’avoir tenté dans son parcours une réconciliation des deux approches. Moyen néanmoins de confirmer la charge « affective » du récit comme celle de la parole.

Une anecdote sélectionnée par André Green parmi les « souvenirs personnels » de l’écrivain en dit long sur la singularité de ce rapport : le père de Conrad découvre un jour son jeune fils de huit ans en train de « dévorer » un ouvrage dans la pièce où il écrit d’ordinaire : « loin des remontrances » auxquelles il s’attendait, le jeune lecteur est invité par son géniteur à « lire à haute voix ». En voyant son père hocher la tête, ce qui apparut à Conrad comme un signe de satisfaction, le futur écrivain s’estima « heureux d’avoir échappé à une réprimande pour cet acte d’audace impulsive ». Ce que André Green interprète – curieusement – comme donnant au goût de la littérature celle d’une transgression alors qu’il ne serait pas illégitime, malgré le risque de ce qui apparaît comme un souvenir écran, d’y déceler finalement un acte d’identification, une onction paternelle pour la lecture et l’écriture…rendant celles-ci encore plus difficilement réalisables.

Après le père, la mère, autre point intéressant mis particulièrement en lumière par la réflexion fine du psychanalyste : la mère de Conrad, « apparemment absente de l’œuvre, est omniprésente » : ce qui se cache vise, comme chacun le sait en analyse, à se montrer. Le reproche inconscient adressé au père au sujet de la mort de sa mère se transforme dans une quête du fils, toute aussi « constante » selon Green, d’une reconnaissance. La « convergence de l’éthique de la mer avec celle de l’écriture » tout comme le « soin apporté en mer plus aux autres qu’à sa propre santé » viendraient encore illustrer cette conduite d’inspiration maternelle.

« Le premier commandement » confié au jeune capitaine Conrad est une « descente aux enfers ». Mais celle-ci est d’essence cathartique et promeut l’abréaction. Confronté à la solitude – celle de la mer comme celle du désert, propose Green dans une sorte d’incursion jungienne -, ce « rite de passage » lui ouvre la voie, désormais libre une fois le symptôme levé, à l’écriture dans la langue anglaise. Le passage de la mer à l’écriture rééditerait le difficile cheminement du Réel vers le Symbolique : ce que semble soutenir Green à sa manière lorsqu’il affirme que la lutte engagée par Conrad s’effectue avec les mots et non plus avec les « éléments déchaînés » lesquels comportent le plus la « dimension animique ». Raison de plus pour apprécier – et décrypter comme le fait brillamment le psychanalyste – le discours qui accompagne ce premier commandement comme la possession d’une femme : « j’étais comme un amoureux attendant impatiemment une rencontre ». Le rapport – impossible ?- avec ce navire-femme que Conrad souhaite soumettre à son autorité, à son désir, s’élucide sous un vocabulaire que Green tient pour « transparent ».

Comme s’il s’agissait de strates et d’une régression infinie de remaniements psychiques, André Green prolonge son travail sur les autres récits se déroulant durant le premier commandement (« un compagnon secret », « le sourire de la fortune »), mettant ainsi en exergue la spirale du travail analytique : progressive et excavatrice jusqu’à toucher « l’ombilic » de ce qui n’est ni dit, ni écrit et qui reste à deviner.

Nice, le 23 août 2008