Connaissez-vous l’histoire du chimpanzé qui fut élevé comme un être humain, perdit sa place chez les animaux et ne la trouva jamais chez les hommes ? Ce n’est pas une fable de La Fontaine, mais une expérience menée aux Etats-Unis entre 1973 et le début des années 1980. Une expérience qui se voulut rigoureuse, mais qui se solda par un immense gâchis, et que nous raconte un film documentaire de James Marsh .
A cette époque, la discipline phare était la sémiologie et le langage l’obsession de la communauté scientifique. Les publications sur le « langage » des abeilles ou celui des dauphins étaient suivies avec passion, et les intellectuels français discutaient à perte de vue, avec Roland Barthes, pour savoir si la linguistique – définie comme science du langage – était une branche de la sémiologie – autrement dit de la science des signes – ou bien si la sémiologie ne serait pas une branche de la linguistique. Elever un chimpanzé comme un être humain en pensant qu’il puisse parler comme nous fut porté par un rêve, celui de bousculer toutes les connaissances de l’époque sur les places respectives de l’inné et de l’acquis dans l’acquisition du langage. Mais comme le larynx des chimpanzés ne sait pas articuler les sons humains, il fut décidé de lui apprendre la langue des signes utilisée par les sourds-muets.
Nim y parvint partiellement. Il se révéla capable d’agencer des mots, mais uniquement pour demander quelque chose. Son langage était totalement autocentré. Il ne parlait que pour demander à jouer, à être câliné ou obtenir de la nourriture. Bref, Nim déçut. Il fut alors remis en cage avec des chimpanzés qui étaient certes ses congénères, mais plus ses semblables. Il redevint un animal sans droit alors qu’il avait été langé et habillé comme un bébé pendant 3 ans, nourri aux corn flakes, et qu’il savait utiliser 150 mots de la langue des signes.
Avec le recul du temps, nous pouvons dire que l’erreur du projet Nim fut de penser la différence homme–animal en termes de tout ou rien plutôt que de spécificités. Dans ce projet, si l’animal avait un langage articulé semblable à celui de l’homme, il avait les mêmes droits que lui. Mais s’il ne parlait pas, il retombait dans un statut où sa qualité d’être sensible n’était pas prise en compte. Du coup, il n’était pas reconnu comme pouvant bénéficier d’une protection qui écarte les souffrances inutiles.
Cette histoire ne pourrait pas se reproduire aujourd’hui sous la même forme. Non pas parce que les études menées à cette époque souffraient d’un défaut d’évaluation, mais parce que la sensibilité a changé. Les errances du projet Nim n’ont pas été liées à une insuffisance du protocole expérimental, mais à une idéologie qui plaçait l’être humain et le langage au centre de tout. Les gestes de Nim n’avaient de valeur aux yeux de ses expérimentateurs que s’ils s’organisaient sur le modèle du langage humain pour évoquer des objets absents et construire un discours à leur sujet. Mais les signes donnés par un animal à ses congénères et aux humains disent quelque chose même s’ils ne racontent pas le monde ! Aujourd’hui, heureusement, nous accordons beaucoup plus d’importance aux gestes et aux attitudes en rapport avec la vie émotionnelle, et surtout à la relation entre deux êtres, qu’il s’agisse de deux humains, d’un animal et d’un humain ou de deux animaux.
La morale du projet Nim est que la science fait rarement problème dans ce qu’elle étudie, mais bien plus souvent dans ce qu’elle oublie de prendre en compte. Car elle est souvent prisonnière de l’idéologie d’une époque qui la rend partiellement aveugle. Du coup, ce n’est pas la rigueur d‘un protocole expérimental qui nous protège des abus de la science, mais l’analyse de l’idéologie qui la sous tend. Distinguer la science de l’idéologie qui l’infiltre est très difficile, c’est pourtant indispensable. C’est même un devoir, et ce film nous aide à ne pas en perdre de vue l’objectif.