A la périphérie des grandes villes, sur mon territoire clinique, les pathologies sont criantes. Travail sous contrainte de temps, harcèlement, emploi précaire, déqualification, chômage  sont le lot quotidien des patients de la consultation « souffrance et travail »…Là, entre ces murs, la situation sociale de mes patients ne peut être ignorée. Le réel entre en force dans le matériel clinique. Si le psychanalyste se préoccupe de la situation sociale de son patient, c’est qu’il s’agit bien  d’avoir les moyens de continuer à penser.

En effet, le chômage ne peut être ramené à un simple indicateur statistique,  pas davantage se borner à une addition d’expériences singulières. Il devient une donnée sociale qui participe à la déconstruction de notre société en affectant profondément ses mécanismes et ses règles de fonctionnement, en bousculant les représentations de ses membres et leur comportement.
Ni son accroissement, ni la généralisation de l’expérience du chômage ne doivent en banaliser l’épreuve. Ne devraient en banaliser l’épreuve. Car on ne peut nier l’absence de véritable réaction collective face aux souffrances générées par le chômage. Elle n’a d’égale que l’identique tolérance devant la souffrance au travail. Comment oser évoquer la souffrance au travail quand tant en sont privés ? Parce que l’ombre du chômage a des conséquences majeures sur le vécu et les conduites de ceux qui travaillent encore. On doit alors considérer le chômage comme la partie apparente de l’iceberg, cachant sous sa ligne de flottaison, son socle d’origine, invisible, complexe, structurel.
La peur de la perte d’emploi, la peur de ne pas tenir sur son poste de travail engendrent des pathologies croissantes : les troubles musculosquelettiques sont en tête des maladies professionnelles, le syndrome d’épuisement professionnel, le karôshi, (mort subite par hémorragie cérébrale), le harcèlement moral érigé en pratique managériale, les passages à l’acte violents, les suicides sur les lieux de travail ne sont plus des phénomènes mineurs pour les cliniciens de terrain.
La tolérance à la souffrance du chômeur passe donc par la compréhension de la tolérance à la souffrance au travail et d’abord par le silence qui lui est imposé. C’est déjà bien d’avoir un travail, paraît-il. Le sujet qui travaille doit donc lutter contre l’expression publique de sa souffrance.  Ceux qui ont un travail stable, ceux qui travaillent à durée déterminée, ceux qui ont perdu leur emploi, ceux qui ne parviennent plus à en trouver, ceux qui glissent inexorablement dans une dérive sociale, sont pourtant les figures démultipliées d’un même choix de société sur la valeur travail.
Car le travail quoi qu’on en dise, est partout. Si les emplois disparaissent, le travail à faire n’a pas diminué en quantité. Ceux qui ont encore un emploi le savent puisqu’ils travaillent de plus en plus intensément, à flux tendus, sans pause, sans temps mort, sous contrainte de temps et sous contrainte morale.
Les chômeurs savent eux aussi, que la recherche d’un emploi est un travail à plein temps. Pour assurer sa survie, il faut déployer une activité forcenée : connaître ses droits, maîtriser les rouages du service public, obtenir allocations, stage, report de paiement des impôts, des cantines, du loyer. Le monde du chômage est un monde sans emploi mais pas sans travail.
Il faut redire avec force la centralité du travail dans la construction de l’identité personnelle, dans l’accomplissement de soi, dans le maintien d’un équilibre psychique, somatique et social. Défendre la valeur du travail implique d‘en connaître les ramifications profondes dans notre personnalité en sortant de la logique financière qui limite l’importance du travail à des données chiffrées.
Le travail est la voie royale d’expression personnelle de notre identité dans une issue compatible avec l’insertion sociale. Nous ne tenons pas notre identité de nous-mêmes. Il nous faut le regard d’autrui, regard dans le champ amoureux, regard dans le champ social où le travail demeure un opérateur central.
En contrepartie de la contribution qu’il apporte à l’organisation du travail, le sujet attend une rétribution ; pas simplement un salaire mais aussi une rétribution de nature symbolique, la reconnaissance. La reconnaissance de la qualité du travail accompli s’inscrit pour chacun d’entre nous en terme de gain dans le registre de l’identité ; elle est la réponse aux attentes subjectives quant à l’accomplissement de soi. Alors, la fatigue, les difficultés, les doutes s’évanouissent devant la contribution à l’œuvre collective et la place que l’on a pu se construire parmi les autres.
Le travail trouve aux exigences pulsionnelles du corps une issue socialement valorisée. Nous voyons les dégâts de ces pulsions  quand l’issue sociale est barrée. Les gestes de métiers ne sont donc pas que des enchaînements musculaires efficaces et opératoires. Ils sont des actes d’expression de la posture psychique et sociale que nous adressons à autrui. Ils s’ancrent dans notre enfance par la copie des modèles aimés et admirés. Ils s’ancrent dans les traditions de métier  transmises par apprentissage, nouant des liens étroits entre l’activité du corps et l’identité, l’appartenance à un collectif de travail, à une confrérie. Enfin, ils traduisent notre identité de genre, notre appartenance à un sexe. Est-il besoin de rappeler qu’une femme ne bouge pas comme un homme..Qu’un homme n’exécute pas la tâche prescrite comme une femme ? Notre engagement corporel au travail parle de notre identité sociale, de notre identité de genre, de notre identité personnelle.
La peur du chômage a des conséquences majeures sur la santé physique et mentale des chômeurs mais aussi sur les travailleurs. Faire obstacle aux activités fantasmatiques, corporelles et sensorielles personnelles par une organisation du travail attachée à l’économie de marché plus qu’à l’économie psychosomatique, altère profondément le socle identitaire et la santé des corps. Quant à l’inactivité forcée que représente le chômage, elle en est la pathologie ultime. L’absence durable de l’exercice du corps dans les règles de métier, de reconnaissance de la part personnelle apporté à l’oeuvre collective, l’absence durable des liens intersubjectifs qui s’y nouent, aboutissent à la décompensation psychique ou somatique, à l’exclusion sociale.
L’ombre du chômage a d’autres conséquences : Travailler, c’est partager avec d’autres le rapport à la résistance du réel. Comment rendre compte des difficultés qu’on rencontre dans l’exécution de sa tâche, si on a peur d’être pointé du doigt et déclaré incompétents et peut-être licencié?
La peur du chômage altère la coopération et donc les espaces de débat formels ou informels (pauses cafés, repas) où se confrontent les opinions, les règles de métier et où se coordonnent les façons de travailler.
La coordination des tâches repose sur la coopération des gens qui travaillent ensemble. La mise en commun des difficultés permet l’invention de trouvailles et leur inscription dans le procès de travail. L’impossibilité de faire remonter son expérience par peur, entraîne la démobilisation collective et appauvrit le contenu du travail.
La confiance ne se prescrit pas. Elle est fondée sur une communauté de valeurs.  La peur du chômage accentue les individualismes, le chacun pour soi, les dérives éthiques, les pratiques douteuses, l’exercice autorisé de vilaines pulsions. Pour maintenir sa place, son statut, son salaire, ne pas compromettre son avenir, certains sujets sont amenés à participer de façon consciente à des actes injustes.
Telle patiente était docile ; Elle tenait à son poste de vendeuse. « Les brutalités visaient les autres ». Lors d’un conflit opposant sa directrice à une jeune embauchée, elle ira jusqu’à témoigner pour faire accuser sa collègue de faute professionnelle. Sa stratégie de dérivation sur les autres employées sera mise en échec.  C’est elle qui un jour subira l’abus de pouvoir, l’utilisation systématique de l’insulte publique, l’intimidation morale, la fouille de son sac et qui viendra parler de harcèlement sans mesurer sa propre dérive éthique.
Cette autre patiente, après avoir refusé de taper des fausses factures, s’est trouvée confronté aux représailles. La notation qui chute, les ordres donnés par post-it et non plus verbalement, les rapports pour sanction disciplinaire à la moindre faute de frappe, le chronométrage du temps passé aux toilettes, la porte du bureau exigée ouverte pour surveiller son travail. C’est l’apparition d’un cancer du sein qui déclenchera la mobilisation collective des collègues, du syndicat et une condamnation du harceleur au tribunal administratif. C’est la patiente qu’on changera de poste. Pas son supérieur.
Cette autre patiente refuse de pratiquer le hopping, technique appliqué aux subordonnés pour affirmer son statut. La scène se joue à trois. L’employé subit, portes ouvertes sur le reste du service, les hurlements d’une colère volontaire sur sa manière de travailler. Le deuxième intervenant se met en position protectrice, rattrape le coup. Puis les intervenants inversent leurs rôles. Entre les deux, il s’agit d’obtenir la reddition émotionnelle du sujet. « Quand on a fait disjoncter quelqu’un, il est plus facile à manier » ;
Le cynisme est donc devenu de la force de caractère. Un homme, un vrai, doit pour réussir, parvenir à ignorer la peur. La peur génère des conduites de domination ou de soumission et d’obéissance, un clivage rigide entre ceux qui travaillent et ceux qui ne travaillent plus, une disparité croissante entre hommes et femmes sur le marché de l’emploi.
Le réel de l’organisation du travail s’impose dans la clinique hospitalière et pèse lourdement sur la prise en charge des patients, qu’elle soit médicale ou psychologique. Mais en le rejetant par agacement, postulat thérapeutique ou par méconnaissance, nous évacuons aussi sans le savoir des pans entiers du fonctionnement corporel et identitaire de nos patients, induisant un clivage préjudiciable à leur traitement. Nous les soignons jusqu’aux portes de l’hôpital pour les lâcher ensuite dans le circuit où leur pathologie a vu le jour.  Seule l’analyse du rapport intersubjectif que nous entretenons tous avec le travail, seule la compréhension clinique de ce qu’il mobilise de notre fonctionnement corporel, de notre intelligence, de notre itinéraire identitaire, permet de sauvegarder  l’unité des patients, déjà tant malmenée par l’organisation de notre société.

Nanterre, le 9 juillet 2007.