Face à un adolescent en état de crise psychique, les familles recourent habituellement aux services d’un psychiatre : le jeune fait l’objet d’une évaluation diagnostique, d’une prescription médicamenteuse et, parfois, d’une hospitalisation en milieu spécialisé.

Si la littérature psychiatrique est abondante sur ce point, les psychanalystes, eux, sont moins inspirés. Pourquoi ? Parce qu’ils ont tendance à diluer la possibilité d’un accident psychique à l’adolescence dans une idée consensuelle : l’adolescence est en elle-même une période critique aux niveaux psychologique et relationnel. Par conséquence, l’état de crise d’un jeune patient tend à embarrasser le psychanalyste, plus à l’aise (et à son confort ?) avec le symptôme (c’est-à-dire le mal-être stable dont l’analysant parle séance après séance). Dans les faits, un adolescent qui « pète les plombs » sur le fauteuil ou le divan est donc souvent transféré sans délai vers un psychiatre, à qui le psychanalyste « refile le (gros) bébé ».

Mon expérience auprès d’adolescents et de parents d’adolescents suggère pourtant que l’état de crise psychique juvénile constitue une indication de psychothérapie analytique. Dans le détail, le maintien d’une écoute psychanalytique peut modifier vite et bien un fonctionnement psychique mis sévèrement en crise. Cette possibilité est due à l’intensité du remaniement psychique et relationnel qui s’opère chez tous les adolescents (on parle d’un âge de passage, de transition, d’entre deux). En effet, ce bouillonnement crée une « fenêtre » (au sens où l’entendent les astronomes : une conjoncture exceptionnelle), une perméabilité de l’inconscient grâce à laquelle ce qui est en jeu chez un adolescent en crise psychique peut être repéré, approché et transformé (de façon originale et, peut-être unique, dans la vie du sujet) dans la relation thérapeutique.

Bien sûr, je ne prétends pas qu’une intervention psychanalytique à l’adolescence soit en mesure de prévenir et d’enrayer un processus schizophrénique ! Je soutiens de façon plus modeste que le psychanalyste confronté à certains états de crise chez un adolescent – tels que des accès dépressifs, des attaques de panique, un retrait prononcé, voire une bouffée délirante (d’origine toxique – cannabis ou LSD – ou non) – peut alors déconstruire le risque d’installation d’une souffrance mentale chronique (bien entendu, dans certains cas, l’intervention analytique doit s’allier à un traitement médicamenteux). Il s’agit de sentir avec le jeune que les moments critiques (même d’allure psychotique ; c’est d’ailleurs souvent le cas). qui le saisissent sont riches de potentialités d’évolution positive

Pour cela, l’analyste doit avoir une expérience patente des relations adolescentes. Celles-ci se caractérisent par :

– Un désintérêt des adolescents pour leur propre enfance ; ça ne les intéresse plus et, en cas de mal-être, ça ne leur « dit » rien et c’est inutile (le bouleversement psychique impulsé par la puberté leur ôte le désir et la nécessité d’y faire référence).

– Une tendance à s’opposer à leurs parents (ou / et à d’autres adultes), qui sont (souvent) en manque d’appuis psychiques et relationnels, alliée au besoin secret mais rarement verbalisé de vérifier qu’ils peuvent continuer à compter sur père et mère en cas de difficulté importante.

– Un surinvestissement de la fréquentation des pairs d’âge, mais sans que l’adolescent soit toujours capable d’élaborer ce mouvement relationnel (pris dans l’instantanéité des expériences correspondantes, il manque de recul par rapport à ce qu’il vit).

– Un renouvellement constructif de leur attachement aux grands-parents, qui sont le plus souvent aimants, stables – ou stabilisés ! -, suffisamment éloignés du jeune sur le plan générationnel pour ne pas être ressentis comme intrusifs et qui, surtout, ont prise sur les parents de l’intéressé…

En lien avec ce dernier point, au cours des séances, les adolescents effectuent de façon fréquente et spontanée des rapprochements entre leur propre vécu et celui de leurs aïeux (grands-parents, grands-oncles et tantes, voire arrière-grands-parents), d’une manière qui transcende le conflit de générations parents-jeunes (sans escamoter ce conflit ; il s’agit de tisser un contenant psychique ad hoc). Au gré de leurs associations mentales, ils se font enquêteurs vis-à-vis de leur famille élargie et de ses aléas (pour transformer leur attachement vis-à-vis de leurs parents, ils aménagent une place pour leurs autres ascendants, perçus comme des figures tutélaires, dans leur expansion vers « le monde »). Ils adoucissent ainsi le caractère écrasant de l’articulation générationnelle devenue verticale qu’ils réalisent avec leurs parents (ceux-ci développent une envie inconsciente vis-à-vis de l’adolescent qui, sur le plan sexuel, joue désormais dans la cour des adultes tout en ayant, lui, « la vie devant lui »), sur le mode du pontage.

L’adolescent qui est « ordinairement » mal dans sa peau joue à frayer avec le souvenir de ses ancêtres. Mais chez l’adolescent en état de crise accentuée, ce compagnonnage fantasmatique avec les aïeux (parfois prolongé par une précipitation de la fréquence des rencontres réelles avec les intéressés) constitue une nécessité comme vitale pour ne pas devenir « fou ». Pour dire les choses autrement, la capacité juvénile de rêverie autour de l’histoire et de la géographie familiales sur plusieurs générations constitue le plus efficace des arrimages préventifs contre le risque de maladie mentale.

De façon corrélative, l’état de crise bouscule et met à l’épreuve cette capacité de rêverie transgénérationnelle, moins pour la détruire que pour vérifier qu’elle tient bon dans la tourmente. Le psychanalyste est à même d’encourager l’adolescent en crise à poursuivre contre vents et marées son entreprise de balisage généalogique et, à cet effet, de construire une alliance thérapeutique prompte, inventive et pugnace.

Paris, le 25 mars 2007

Dernier livre paru: Histoires de fumeurs de joints  – Un psy à l’écoute des adolescents  (In Press Eds- octobre 2005