«Pour elle, ces garçons étaient encore de jeunes chiens, exacts de corps, mais erronés dans leurs mots… »
La question peut sembler inappropriée car l’adolescent en difficulté parle peu s’il est inhibé, coincé ou déprimé ou s’il s’exprime c’est par des vociférations, tant il est irritable et volontiers dans l’agir.
Comme le psychanalyste est censé écouter silencieusement et proposer un mode d’échange assez rigoureux, un tel recours semble inapproprié.
Pourtant, si nous avons à l’esprit que les adolescents cherchent à se faire entendre, par des cris, par des chahuts bruyants, par des musiques violentes, c’est peut-être qu’ils ne savent pas parler. Il s’agit de leur apprendre à parler, et de leur apprendre…en leur parlant.
C’est en cela que s’adresser à un adolescent en difficulté – qui ne parle pas, qui redoute de trop en dire, qui suppose que l’autre « sait », que l’autre devine ce qu’il a dans la tête – nécessite de celui qui s’adresse à lui une familiarité avec ce qui ordonne sa propre parole, et c’est en cela que le psychanalyste peut être un recours, même s’il n’y a pas que lui qui puisse tenir une telle position.
Dans ce domaine, il est important de distinguer dans la pratique psychanalytique, la « cure » classique, pourrait-on dire, qui s’adresse logiquement à des adultes souffrant de névroses, de ce qui est l’exercice, hors de ce cadre, de la position du psychanalyste.
Il faut apporter de nombreuses nuances à ce que je désigne ainsi de « cure classique », à la fois par ce qu’elle nécessite une attention créative de tous les instants – et n’est en rien stéréotypée -, et parce que le parcours de ceux qui viennent voir un psychanalyste actuellement se fait à partir d’un malaise diffus, d’un désarroi, voire d’un désespoir qui tranche avec ce qui a pu être, à une époque, une demande d’aide clairement formulée pour un symptôme névrotique constitué. L’accueil de ces démarches singulières passe donc par un temps préalable de mise en forme des questions personnelles du patient, restées jusqu’alors à l’état d’ébauches, et donc pas un temps de parole partagée.
Quand à l’exercice que le psychanalyste peut tirer de sa position, elle teint à la liberté relative qu’il peut avoir à l’égard de ce qui sert d’appui inconscient à sa propre identité. Cette liberté peut lui permettre de ne pas être aveuglé par le poids de sa propre logique dans l’attention qu’il porte à celui ou à celle qui fait appel à lui.
Or l’adolescent en difficulté nous montre que, pour tenir compte des marques de son identité qui lui sont en partie inconscientes, il a besoin de compter sur un autre qui lui reconnaisse la légitimité de sa propre assise. L’identité de chacun n’est pas une unité autonome, c’est une unité qui ne se découvre – dans les deux sens du terme – que dans la reconnaissance que lui permet l’interlocuteur auquel il s’adresse. Pour chacun, apprendre à compter sur l’élan qui sert d’assise à sa parole, à son initiative, à son engagement passe par la reconnaissance d’un autre ou de quelques autres pour pouvoir se familiariser avec ce qu’il découvre de lui-même et qui lui échappe. C’est un temps de brouillon incontournable qui nécessite de mettre à l’écart les jugements de valeur qui freinent la prise en compte de la singularité de chacun.
C’est en cela que la position du psychanalyste est précieuse pour l’adolescent en difficulté.
Dans le cas d’un adolescent réservé, coincé, inhibé, le sont les interrogations du psychanalyste à l’égard de l’adolescent, sur ce qui le concerne, qui peu à peu le conduisent à se situer par ses réponses, et à faire ainsi l’expérience de sa propre place. Un adolescent, initialement bloqué a pu me dire après une année d’entretiens réguliers : « Avec vous, j’ai appris à rencontrer un adulte ». Ces interrogations peuvent sonner juste pour l’adolescent et susciter une exigence vis-à-vis de sa propre place parce qu’elles tiennent à l’intérêt que le psychanalyste lui porte, et au type de curiosité dont il fait preuve. S. Freud (2) précisait que la curiosité – qui est dans le prolongement de la curiosité infantile qui débouche pour chacun sur les théories sexuelles infantiles, comme base de sa pensée – est dans l’axe de sa subjectivité, dans le fil de ses interrogations sur son origine, où il ne reçoit pas de réponse toute faite et où il apprend à constituer les siennes propres. Si le psychanalyste se fie à cet axe, il engage son identité d’être de parole et permet à l’adolescent de trouver un répondant.
De même l’adolescent déprimé se trouve invité par les interrogations du psychanalyste à se rapporter et à compter progressivement sur l’élan de son désir, plutôt que d’entretenir sa plainte des pertes imaginaires logiques incontournables de tous choix- il perd ce qu’il ne choisit pas -, qu’il craint d’assumer parce qu’il ne tient pas compte de ses choix.
L’adolescent qui se tait parce qu’il suppose que l’adulte devine(3) ce qu’il a dans la tête vérifie par la réitération des interrogations du psychanalyste que celui-ci n’a accès en lui que par ce qu’il lui livre, à son rythme, par sa parole.
L’adolescent qui est dans les agirs, dans les mises en scène, dans les passages à l’acte peut avoir l’intuition, dans la rencontre d’un psychanalyste familier de ces difficultés, d’une compréhension possible du sens de ce qui l’anime dans son acte, pour plus tard. Le recours à des rencontres avec les parents et les proches – puisque ceux-ci sont souvent partie prenante de la récusation de la parole de l’adolescent, de la non-légitimité de sa parole – vont introduire subrepticement la référence à un « plus tard », qui offre à l’adolescent le temps de vérifier la fiabilité de son interlocuteur, de vérifier le consentement de ses parents à se dégager de l’impasse où il se trouvait et de lui permettre peu à peu de reprendre parole(4).
Pour être complet, il faut mentionner ici l’aide que les parents d’adolescents en difficultés retirent de rencontres avec le psychanalyste. Ils y trouvent souvent un interlocuteur qui les soutient dans leur légitimité de parents alors que le discours de la société, les discours psychologisant de tous bords désamorcent l’assise de leur autorité, alimentant l’illusion d’une harmonie à entretenir à tout prix entre les parents et les enfants.
De même les adultes exerçant une responsabilité symbolique dans la vie sociale se trouvent fréquemment chargés d’une attente voire d’une avidité excessive de la part d’adolescents, à laquelle ils ne savent comment répondre, quand ils ont le souci de ne pas se dérober à ces exigences. C’est sur eux que se fixent les attentes des adolescents, à la suite des dérobades d’autres adultes. On peut dire à ce titre qu’ils sont l’objet d’un « transfert sauvage ». Quelques rencontres avec un psychanalyste leur permettent d’apprendre à saisir comment orienter au mieux les adolescents vers des interlocuteurs dont la position soit la plus appropriée pour répondre à leurs quêtes, et qui puissent être fiables.
Le psychanalyste peut aider un adolescent en difficulté, en se proposant comme un inter-locuteur, qui s’adressant à lui, lui offre la possibilité de faire le brouillon de son discours pour qu’il puisse s’entendre dans sa parole et se familiariser avec ce qui l’anime en son fort intérieur et qu’il ignore.
Paris, Juillet 2007
(1) De Luca Erri, « Tu, moi », Rivages poche/Bibliothèque étrangère, Paris, 2003, 139 p.
(2) Freud S., « Les théories sexuelles infantiles », in La vie sexuelle , Paris, P.U.F., 1977, p.14-27.
(3) Bergès J., « Adolescents impasse », in Psychanalyse de l’enfant, Paris, Clims, 1989, tome 2, n°6, pp.47-50.
(4) Forget J.M., « L’adolescent face à ses actes, …et aux autres », Eres, Ramonville Ste Agne, 2006, 203 p.