Emmanuelle Jowa s’entretient avec Vincent Magos pour Paris Match (10-04-2008)

[Contexte : " La fille présumée du Roi Albert II raconte son passé et ses souffrances dans un livre choc"]

Que connaissez-vous du "cas" Delphine Boël ?

Pas grand chose et, il faut vous dire d’emblée que le terme de « cas » pose bien la question. C’est un terme que les psychanalystes n’utilisent jamais, notamment car il n’y a pas moyen de réduire la complexité d’une personne à un cas. De même l’histoire d’une personne, Delphine Boël ici, ne permet pas de dégager des considérations qui seraient valables pour quelqu’un d’autre.

 Comment avez-vous réagi lorsque cette affaire a été mise sur la place publique, sous la plume d’un jeune journaliste néerlandophone ?

Un jeune homme – il avait dix-huit ans – a dit quelque chose que l’on savait : que le roi est nu. C’est valable pour les rois, pour les pères, pour tous les humains. Une des questions que pose l’enfant aux adultes, c’est « Comment donc est-ce possible de vivre nu ? , c’est à dire sans la toute puissance que l’on prête aux rois, sans la toute puissance que l’enfant prête à son père. C’est une question typique d’un jeune homme qui s’interroge sur la manière dont lui-même va s’y prendre pour devenir adulte à son tour.

Justement, le discours du Roi était-il suffisamment porteur pour soutenir une jeune femme en quête de paternité ?

Je ne sais pas ce que le Roi a fait pour soutenir la jeune femme et je n’ai pas à le savoir ; cela regarde leur vie familiale, leur vie privée. Par contre, quand il s’adresse publiquement à la Belgique et qu’il dit « La Reine et moi nous nous sommes remémorés des périodes très heureuses mais aussi la crise que notre couple a traversée il y a plus de 30 ans., etc… » il réagit de manière fort digne en prenant acte de ce qui circule dans l’opinion publique et en le replaçant dans un cadre privé. De même, il réagit de façon humaine quand il évoque « des problèmes analogues » que pourraient vivre d’autres personnes, ses concitoyens. Il nous dit simplement qu’il n’est pas nécessaire d’être un héros ou un saint pour tenir sa place.

L’évocation des difficultés liées au couple sont-elles symptomatiques d’une époque (les années 60 et 70), voire d’un milieu social ?

Je ne crois pas. L’adultère, cette situation qui nous dit que l’adulte erre, existe de manière plus ou moins ouverte depuis la nuit des temps.

Les blessures que Delphine a évoquées à moult reprises (avec des périodes de retrait total) semblent bien sûr légitimes si l’on ose dire. C’est un classique ?

Comment vous répondre ? Quelle est la légitimité d’une souffrance ? Toute souffrance n’est-elle pas d’emblée légitime ? C’est du moins le point de départ de l’écoute du psychanalyste qui ne juge pas. Un juriste aura un tout autre point de vue.

Son "coming out" lors d’une émission populaire de France 3 (MO Fogiel), suivi d’une longue période de silence était-il lui aussi révélateur ? Ou typique ?

Elle seule pourrait en parler. De manière générale, on a beaucoup valorisé – et à tort – les « coming out ». Une chose est de ne pas vivre dans la clandestinité, dans la honte, une autre est de crier sur tous les toits. Regarder, avec un regard clair, les gens que l’on rencontre, n’a rien à voir avec le fait d’afficher l’un ou l’autre aspect de sa vie privée ou sexuelle.

Une personnalité "publique" (elle est devenue artiste et était tout de même la fille de la baronne Sélys de Longchamp, adoptée par un industriel très connu) est-elle plus exposée (sans doute) et donc plus fragile dans ce type de cas ?

Du fait qu’elle est constamment sous les projecteurs, une personnalité publique a plus de difficulté à se préserver son intimité. Or cette intimité est essentielle à l’équilibre psychique, elle peut être comparée à la quille d’un bateau, au lest qui est sous l’eau mais qui assure la stabilité et la navigation. L’artiste ou la personnalité politique qui a sans cesse besoin des médias et ne parviendrait plus à défendre son identité est effectivement fragilisée. De la même manière, le talk show où quelqu’un vient exposer sa vie privée peut s’avérer catastrophique quelques jours plus tard. Actuellement, la surexposition de l’intime amène à des attitudes d’exhibitionnisme et de voyeurisme qui sont clairement dommageables tant pour ceux qui s’exposent que pour ceux qui regardent.

En quoi cette quête de reconnaissance paternelle peut-elle être considérée comme un "classique", sans vouloir à tout prix banaliser les choses mais les relativiser ?

Après avoir imaginé la toute puissance de ses parents, l’enfant doit peu à peu admettre qu’ils ne sont que ce qu’ils sont : normaux, banals … Il lui arrivera parfois de rêver qu’il a été adopté et que ces vrais parents sont en fait très prestigieux. Freud appelle ce moment de fantaisie le roman familial et, en grandissant, l’enfant est finalement assez heureux de la normalité de ses parents ; elle va lui permettre d’être parent à son tour, sans qu’il se sente obligé d’être Superman. Dans de rares situations, quelqu’un peut rester fixé à cette idée et dériver vers une quête impossible, voire délirante. Tout autres, sont les situations où la personne sent très bien qu’on lui cache quelque chose. Et le pire du pire c’est de ne pas savoir quoi, car on imagine alors bien plus grave que la réalité. Dans ces situations, le fils ou la fille va, à juste titre, partir en quête de la vérité ; mais il peut tout aussi bien tomber dans la dépression, la toxicomanie, les conduites d’auto destruction, la folie…

 

La grande histoire de la filiation en trame à ce roman éternel, c’est un phénomène que l’on retrouve dans tous les milieux ?

Oui, les questions de nos origines, de la mort, du sens que nous donnons à notre vie sont bien sûr les mêmes pour tous. Des personnes de tous les milieux sociaux consultent le psychanalyste, pour par exemple se dégager d’un destin qui serait trop tracé. En fait, habituellement, nos parents ont un projet de vie pour nous, leur désir va à la fois nous porter mais pourrait aussi, s’il est trop oppressant, nous emprisonner et il faut alors parvenir à s’en dégager pour mener sa vie, à soi. Le seul qui n’a pas vraiment ce choix, c’est celui qui est destiné à devenir roi. Il est assigné à une place ; ce qui est, il faut l’admettre, une position très peu enviable.

Les rois, pas seulement de Belgique, et les puissants au sens plus large, ont eu, de tous temps semble-t-il une certaine tendance à procréer en-dehors des liens conjugaux officiels. Qu’en dire ?

Qu’en dire ? Qu’ils ont plus de temps et ne sont pas fatigués par une journée de travail à l’usine (rires). Non, honnêtement, je doute qu’il y ait une différence de classe. Je vous le redis : la misère affective est très équitablement partagée ; dans nos cabinets, nous recevons des personnes de tous milieux sociaux. Les relations extra-conjugales ne sont pas toujours si extra que ça et je vous assure que ce n’est pas la récente mode des sex toys qui va mettre de la joie dans les couples.

S’il y avait un conseil à donner au père naturel, quel serait-il ? Y a-t-il une règle d’or ?

Vous dites bien le « père naturel ». Qui est le père d’un enfant ? le géniteur ? ou celui qui, d’une façon ou d’une autre, l’a reconnu et a aidé cet enfant à prendre une place dans la société ? C’est bien sûr le second, un enfant perçoit très bien qui l’a reconnu. Il y a une confusion fréquente : il ne suffit pas d’être géniteur pour être père. A un certain moment de sa vie, il y a très bien moyen d’expliquer à un enfant que celui qui a pris la place de père n’est pas le géniteur. En fonction de ce que peut comprendre l’enfant, il faut lui parler de ses origines et des décisions que les adultes ont prises.

Et à la mère, dans cette affaire ?

La mère, c’est aussi la compagne, parfois délaissée, qui doit faire le deuil d’une relation avant de poursuivre sa vie avec un autre homme. Sans entrer dans les détails, c’est également important qu’elle puisse dire quelque chose de ce qu’elle a vécu et notamment le fait qu’elle ait décidé de mener sa grossesse à terme. D’une manière ou d’une autre, il y a quand même eu un choix là.

Quid du rôle du père adoptif ? Y a-t-il une "recette" à privilégier dans l’éducation des enfants ?

Le père adoptif occupe la place du père. D’ailleurs être père, c’est avant tout occuper une place. Accompagner la maman et mener à bien cette tâche d’initier un enfant à la vie, c’est prendre sur soi et tout à fait digne d’estime, mais ne nécessite pas d’autre conseil que ceux que l’on peut donner à n’importe quel père. Vous savez, il ne faut pas toujours trop compliquer, pensez aux familles recomposées et aux beaux-pères : ils ont un rôle similaire.

La recherche d’un père totalement inconnu est-elle au contraire plus rude à vivre encore ?

Ici encore, j’insiste sur la nécessité de distinguer le géniteur du père. Si le géniteur est totalement inconnu, il y a lieu d’en faire son deuil et de porter son regard vers celui qui a occupé la place de père, ou de regretter et de prendre acte que cette place ait été laissé vide. Des situations de géniteur inconnu, nous allons en rencontrer de plus en plus avec l’accroissement des techniques de procréation assistée, les donneurs de sperme anonymes, etc… Dans les situations d’adoption, un père adopte un enfant, mais on oublie de dire que l’enfant doit également adopter ses parents. Adopter, c’est à dire, entre autres, accepter de faire le deuil d’une situation idéale, d’un rêve. Les parents qui l’on adopté ne sont pas parfaits. C’est d’ailleurs le cas de tous les parents.

En quoi la reconnaissance verbale d’un père peut-elle réellement aider, dans le cas où il n’y a plus de suivi ni de contacts par la suite ?

L’important, c’est que l’enfant connaisse la vérité de son origine, ou plus exactement la vérité des décisions, ou des choix des adultes de la génération antérieure. Avec cela, il devra mener sa barque. Nous avons tous connus des événements douloureux, avons fait face à des paroles blessantes… Une chose est le brouillage générationnel, cela plombe ! Une autre est de mener sa vie malgré les blessures, des manques, des absences…

Quels phénomènes similaires avez-vous rencontré dans votre carrière?

Malheureusement, les brouillages générationnels sont fréquents, il peut s’agir de questions relatives à la filiation ou d’inceste par exemple. Mais ces brouillages ne sont pas nécessairement mis en acte, ils sont parfois instillés, ce qui est encore plus compliqué. Souvent, je m’interroge « qu’est ce qui fait que ce père, cette mère en est arrivé là ? ». Réfléchir de manière intergénérationnelle est une manière de sortir d’une cellule familiale trop restreinte… De même, revenir au contexte historique donne également un éclairage qui peut aider les patients. Les effets de la seconde guerre mondiale, ou de la décolonisation sont parfois encore très vivants aujourd’hui. Il ne s’agit pas de l’histoire narrée par les historiens mais bien de l’histoire de telle ou telle famille prise dans le maelström des événements.

Une fille/ jeune femme est-elle plus sensible à cette grande quête de reconnaissance paternelle qu’un garçon ?

Il y a deux niveaux dans votre question. Tout d’abord, l’enfant, quel que soit son sexe, a besoin d’être reconnu par les adultes qui l’entourent, il a besoin d’une place claire. Et elle peut être claire, même dans des situations douloureuses ou compliquées.

Ensuite, l’enfant va s’identifier au parent du même sexe que lui et chercher l’amour dans les yeux du parent de sexe opposé. Je dis parent, mais il faut l’entendre au sens large, au sens de l’adulte qui occupe cette place pour l’enfant, cela pourra d’ailleurs être un instituteur, une voisine… Le fait de trouver suffisamment d’amour dans les yeux de cet adulte va lui donner une certaine assurance, disons de l’aplomb. Tandis que le fait de ne pas en trouver trop va l’amener à aller voir « ailleurs » c’est-à-dire l’aider à prendre sa place dans sa génération et aller vers un compagnon ou une compagne de son âge, hors de la famille.

En général, cela a-t-il un impact – et si oui le(s)quel(s) sur la façon dont l’intéressé éduquera ses enfants, pour autant qu’il ou elle en ait (c’est le cas de Delphine) ?

Nous sommes toujours emprunts de notre petite enfance et de ses traumatismes, nous les ruminons, comme on dit. Mais il y a plusieurs issues à la rumination : nous pouvons remâcher sans cesse les mêmes événements, rejouer de vielles scènes avec nos enfants, notre patron, notre conjoint… Mais nous pouvons également digérer ces traumatismes et, grâce aux événements de la vie, à nos rencontres, à une éventuelle psychothérapie, nous les remanions alors et pouvons repartir vers de nouveaux horizons.

En parlant de filiation, que peut-on dire du secret de famille proprement dit ? Cette "affaire" est-elle éloquente en ce sens ? Les secrets de famille sont-ils plus fréquents qu’on l’imagine ?

Ici, on ne peut pas vraiment parler de secret de famille ; il semble plutôt que les protagonistes étaient au courant. Si secret il y a ce serait plutôt secret d’État. Il y a beaucoup de confusion sur la question des secrets de famille au point que certains pensent qu’il faudrait tout dire aux enfants, jusqu’à exposer l’intimité du couple parental ; ce qui n’a évidemment pas de sens.

Par contre les enfants ont le droit de connaître ce qui affecte leur existence, non seulement leur filiation mais aussi les événements qui ont marqué leurs parents, leur grand parents… Cela peut-être le décès d’un enfant né précédemment ou même une fausse couche, mais cela peut également être des événements comme la faillite d’un oncle, un abus sexuel, un accident… Là où les choses se compliquent, c’est que parfois de tels traumatismes se transmettent inconsciemment d’une génération à une autre. On parlera alors de phénomènes de crypte, de fantôme,… qui ont été développés par les psychanalystes Abraham et Torok, ou plus récemment par Claude Nachin ou Serge Tisseron, lequel a publié plusieurs ouvrages sur la question et a notamment travaillé sur la famille de Hergé.

Il a découvert ce secret de la famille de Hergé en 1982, à partir de la seule lecture des albums de Tintin, et l’a exposé dans son livre Tintin chez le psychanalyste[1]. Ce secret était assez banal : dans les ascendants de Hergé, il y avait un garçon non reconnu par son père, un homme supposé illustre. Quand Serge Tisseron a écrit cela, on ignorait donc tout de l’histoire de Hergé, et c’était une hypothèse. Mais elle s’est révélée vraie avec la découverte de la biographie de Hergé en 1987, et on sait maintenant que ce garçon qui ignorait l’identité de son géniteur, et qui en souffrait, était le père de Hergé. Celui-ci a su faire de la souffrance de son père la matière de sa propre création, mais les choses ne se passent pas toujours aussi bien. Il n’est pas rare qu’un secret sur l’identité d’un géniteur perturbe plusieurs générations. C’est pourquoi il vaut toujours mieux en parler. Cela évite que l’enfant qui pressent qu’on lui cache quelque chose se raconte des histoires parfois pires que la réalité.

Ces questions soulèvent parfois de la honte ?

Justement, et c’est également un affect que Serge Tisseron a étudié[2], la honte est un sentiment social particulièrement paralysant et désorganisateur de la vie psychique. L’enfant qui ne connaît pas le nom de son géniteur pense facilement que c’est parce que sa naissance est honteuse. Pour un enfant, le chemin qui mène du caché au honteux est en effet très court. Du coup, il peut se raconter des histoires terribles sur les conditions de sa naissance, et en être très perturbé. Là encore, le secret gardé, soi disant, pour protéger fait en général plus de mal que de bien.

La baronne de Selys Longchamps s’est insurgée par voie de presse contre le rejet qu’aurait subi Delphine lorsque le Roi lui a dit, ce sont les propos qu’elle rapporte, "tu n’es pas ma fille". Que penser de cette attitude ? N’a-t-elle pas trop poussé sa fille dans des retranchements médiatiques un peu extrêmes (même si à la source, ce sont les révélations de Mario Danneels, jeune journaliste auteur d’une bio de Paola qui avait déclenché la publicité autour de la filiation de Delphine ? Est-ce là le rôle d’une mère ? Chacun me direz-vous réagit à sa manière… ?

Un psychanalyste ne fait pas de commentaire sur les dires des uns et des autres au sein d’une famille, encore moins quand il ne connaît pas les membres de cette famille, et encore moins de manière publique.

Mais j’ajouterai quelque chose qui est valable pour tous. Quand la sagesse populaire dit qu’il faut laver son linge sale en famille, elle a tout à fait raison. Il faut le laver certes, mais pas sur la place publique, car les phrases assassines, les demi vérités et autres rumeurs attaquent les liens. Et pas seulement ceux de la famille concernée, mais également les liens sociaux. C’est pour des raisons similaires qu’on conseillera par exemple à une institutrice de ne pas prendre parti dans un conflit parental malgré les tentatives que fera l’un ou l’autre parent. Il faut toujours refuser de se laisser prendre à témoin dans des conflits privés entre adultes.

Vous dites qu’il faut laver son linge sale en famille, mais que faire quand quelqu’un refuse de parler avec les autres ?

Cela s’appelle faire son deuil. Il y a de nombreuses situations où l’on aimerait poursuivre une discussion : avec un conjoint qui nous quitte, avec un proche décédé,…

Allez vous lire le livre de Delphine Boël ?

Non, ce week-end, je me réserve pour le quatrième tome de « Le un combat ordinaire[3] », une excellente BD !

 

 


[1] Tisseron, S., (1985). Tintin chez le psychanalyste. Paris : Aubier.

[2] La Honte, psychanalyse d’un lien social, Dunod 1992

[3] Manu Larcenet (Ed Dargaud)