Francis Martens | Le Monde, le 31 décembre 2005

Jusqu’en 1970, l’Eglise romaine fêtait le 1er janvier la circoncision du Christ. Un changement de calendrier tout sauf innocent

Le comptage du temps n’est pas une mince affaire. Car on sait que si la Lune, avec le retour de ses jolis quartiers, a tout l’air d’une horloge, le malheur veut que le Soleil, qui préside aux saisons, n’a pas vraiment rendez-vous avec elle. L’histoire du calendrier est dès lors celle d’un bricolage, inlassablement amendé, pour tenter de mettre d’accord la Lune et le Soleil : autrement dit, pour synchroniser les semaines et les mois avec l’alternance climatique des saisons.
Si le bricolage est mauvais et qu’on se fie trop à la Lune, on finit par avoir des fraises en février – ce qui déconcerte le paysan. Les Romains tâtonnèrent longuement avant que Jules César, conseillé par l’astronome égyptien Sosigène, mît en place le calendrier dit « julien ». Il a donc fallu attendre l’an 47 avant Jésus-Christ pour que nous disposions d’un instrument de mesure annuelle du temps qui permette, avec le minimum de correction cyclique – un jour ajouté à chaque quatrième année -, de récolter les myrtilles à la page de calendrier qui convient. Le mois de « juillet » conserve en son nom – Julius – le souvenir du grand oeuvre, légèrement corrigé en 1 582 sous le pape Grégoire XIII.
Accorder la durée de l’an au cours solaire des saisons était, certes, le pas le plus important, mais il avait fallu se mettre d’accord sur le moment de son début. Pour marquer celui-ci, on avait « naturellement » le choix entre la reprise printanière de la végétation (ce qui séduisit d’abord les Romains) et le retour de la lumière à partir du solstice d’hiver – moment adopté dès l’an 153 de l’ère ancienne. Il fallait enfin diviser la longueur du mois en séquences maniables.
Si les Grecs avaient la décade, empruntée aux Egyptiens, les Romains adoptèrent progressivement la semaine, bien accordée à la Lune et chère au mythe fondateur des Hébreux. Bien que le Nouvel An romain ait choisi ses marques naturelles du côté du solstice (fête du S ol invictus, « soleil invaincu »), il a pris soin de s’en démarquer en se faisant célébrer officiellement, huit jours plus tard, à la fête de Janus.
Vieille divinité des portes ( janua) et des passages, Janus était fêté à chaque début du cycle mensuel. Il donnera finalement son nom au mois qui ouvre le passage de l’année tout entière, devenu ainsi Januarius, notre mois de « janvier ». L’Empire romain, on le sait, s’est progressivement christianisé. Les dieux se sont éclipsés vers d’autres empyrées. Seuls quelques noms sont restés (Mercure, Vénus…), qui émaillent à notre insu les jours de la semaine. Janus aux deux visages ne faisait plus le poids, il prit la porte et fit place nette au tout début du calendrier.
Or Jésus-Christ, faute de documents, était précisément en quête du jour anniversaire de sa naissance. C’est donc tout naturellement que la culture, devenue chrétienne, choisit de fixer son Dies natalis (la Noël) au point solsticial où triomphait jadis Sol invictus. La culture cependant n’aime pas les couleurs trop « nature ». La lumière qui reprend, la mise au monde d’un enfant – fût-il le divin fils d’une vierge – restent des évidences trop directement familières pour marquer avec force la coupure de l’an. Jésus, heureusement, avait eu la bonne idée de naître juif, c’est-à-dire promis à la circoncision – marque par laquelle le corps, devenu signe, échappe à toute évidence naturelle.
Dans le mythe hébreu, cette coupure est imposée par Dieu à Abraham. Gage d’inscription dans le groupe, elle va de pair avec l’histoire du sacrifice d’Isaac. Elu par Dieu, Abraham est mis à la tête d’une postérité innombrable. Dépossédé symboliquement d’un fils, charnellement orphelin d’un prépuce, il est gardé néanmoins en d’humaines limites. Des trois monothéismes, seul le chrétien s’est progressivement séparé de la circoncision. Progressivement, car les premiers disciples de Jésus sont, évidemment, des juifs, et lui-même ne s’est jamais détaché de la loi de Moïse. Il faudra tout un temps pour que prévale, chez les chrétiens, le rituel baptismal et la notion de « circoncision du coeur », rappelée par Paul de Tarse à partir du Deutéronome. Mais cette métaphore, qui rend obsolète la distinction entre circoncis et non circoncis, n’invalide en rien le vieux rite. La théologie chrétienne la plus officielle (celle, par exemple, de Thomas d’Aquin) a toujours professé que la circoncision, à elle seule, effaçait déjà le « péché originel ». Cela n’a pas empêché d’occire quelques juifs. Mais au moins la filiation entre la nouvelle Alliance et l’ancienne restait-elle fortement affirmée.
La célébration de la Noël à la date du 25 décembre est attestée pour la première fois en l’an 354. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que la décision de commémorer la naissance de Jésus à la place de l’ancienne fête solsticiale, plutôt qu’au jour de Janus, n’avait rien d’innocent. Car, en toute rigueur, cela signifie que Jésus est né avant Jésus-Christ : à savoir, sept jours avant le début de l’ère chrétienne.
En d’autres termes, ce qui fait structurellement pivot entre l’ère ancienne et la nouvelle, c’est la circoncision de Jésus et non sa mise au monde par Marie. Le commencement du temps chrétien s’ombilique ainsi au coeur du plus important des rituels du judaïsme. La théologie des origines a bien senti que Dieu ne pouvait s’incarner dans le reniement. Jésus, né juif et légitimé, pour les chrétiens, par les textes prophétiques juifs, ne pouvait être soustrait, au huitième jour, au rituel le plus sacré des juifs – celui qui incarne, au prix d’une perte, l’alliance avec Dieu.
Le comptage des jours étant ce qu’il est, l’indéfini des origines vient s’articuler du même coup à celui de la fin des temps, de part et d’autre du point fixe représenté par la coupure du divin prépuce (années « avant Jésus-Christ » et années « après Jésus-Christ »). Qu’on le sache ou non ne change rien à l’affaire. Un système symbolique n’a pas besoin de permission pour nous encadrer.
Dès le VIIIe siècle, pour l’ensemble de la chrétienté, l’affaire était entendue. Au Sol invictus avait succédé la Noël, et le vieux Janus, au 1er janvier, avait laissé place à la fête « de la Circoncision et du Saint- Prépuce (sic) de Notre Seigneur ». Cela du moins jusqu’au bogue théologique du 1er janvier 1970. Car, à cette date, la fête de la Circoncision passe discrètement à la trappe au profit de celle de « sainte Marie mère de Dieu »… Que s’était-il passé pour que l’Eglise catholique apostolique et romaine renonce subitement, et quasi clandestinement, à l’une de ses plus fortes marques symboliques ? En l’absence d’explication, on est bien forcé de souligner la parfaite cohérence, hélas, de la chronologie et de la pire des logiques. Tout se passe comme si, entraînée par l’esprit conciliaire, l’Eglise avait failli se réconcilier comme malgré elle avec les juifs. En mettant un bémol à l’accusation de « déicide », le concile Vatican II (1962-1965) avait fait un sort à la « perfidie judaïque » chère aux oraisons du vendredi saint. Reconnaissant sa filiation, l’Eglise romaine avait été jusqu’à appeler à un « dialogue fraternel » avec le judaïsme en reconnaissant, à la suite de Paul, « qu’elle se nourrit de la racine de l’olivier franc sur lequel ont été greffés les rameaux de l’olivier sauvage que sont les gentils » (Vatican II, 28 octobre 1965).

Au concile, des voix s’étaient élevées qui suggéraient déjà que l’on canonise Jean XXIII par acclamation (comme en ces temps où le peuple de Dieu avait le pas sur son administration). Il y avait péril en la demeure. Paul VI, avec une habilité toute vaticane, avait déjoué la manoeuvre en s’empressant d’ouvrir une procédure de béatification classique pour Jean XXIII en même temps que pour le très contesté Pie XII. C’est moins de cinq ans après la « réconciliation » conciliaire, il faut le constater, et sous le pontificat de ce même Paul VI, que la fête de la Circoncision désertait pour de bon le calendrier liturgique romain. L’impact de leur acte (digne de l’ablation de Trotski des albums staliniens) n’a pu échapper aux liturgistes professionnels qui trafiquèrent discrètement la symbolique chrétienne du Premier de l’an. Il s’agit d’une décision délibérée qui vient démentir toute bonne intention par ailleurs affichée. Car, bien que d’une grande sottise théologique, cette petite vilenie n’est pas sans portée. Il n’y va de rien de moins que d’une mutilation généalogique. D’un parricide symbolique. D’un désaveu de filiation. L’identité catholique est-elle à ce point vacillante qu’elle ne peut se passer du reniement ?

 

La vérité sur le Saint-Prépuce
Alain Planet | Le Monde | 13-01-2006
Anthropologue et psychanalyste, Francis Martens révèle — dans Le Monde du 31 décembre 2005 — un nouveau complot ecclésiastique passé inaperçu. Il le fait dans un article brillant, avec ce rien de drôlerie (un peu grivoise, songez : le Saint-Prépuce !) et de méchanceté qui pose l’homme du monde.
Il ressort de son enquête que jusqu’en 1970, l’Eglise romaine fêtait le 1er janvier la circoncision du Christ. Un changement de calendrier tout sauf innocent puisque les liturgistes professionnels qui trafiquèrent discrètement la symbolique chrétienne du Premier de l’an commirent rien de moins qu’un “parricide symbolique, un désaveu de filiation”. M. Martens connaît le coupable et le mobile : c’est Paul VI, qui, “avec une habilité toute vaticane”, avait uni la cause en béatification du bon pape Jean XXIII à celle du “très contesté Pie XII” et qui achevait le travail par cet escamotage de prépuce pour empêcher que s’accomplisse l’irréparable : “Entraînée par l’esprit conciliaire, l’Eglise avait failli se réconcilier comme malgré elle avec les juifs.”
Tout cela est bien approximatif. Passons sur le postulat qui voudrait que le 1er janvier ait été le premier jour de l’année pour les chrétiens. Si les livres liturgiques de l’Eglise de Tolède, au VIIe siècle, portent bien la mention “caput anni” on ne semble pas l’avoir trouvée ailleurs et l’on sait qu’en régime chrétien l’année commençait à des dates variables selon les lieux (Annonciation, Pâques, Noël), même si la liturgie finit par la fixer au… premier dimanche de l’Avent. Passons sur l’affirmation péremptoire : “C’est tout naturellement que la culture, devenue chrétienne, choisit de fixer son “Dies natalis” (la Noël) au point solsticial où triomphait le “Sol invictus””. Depuis les travaux du chercheur américain Thomas J. Talley (Les Origines de l’année liturgique, Le Cerf, 1990), les liturges ont appris à y mettre des bémols. Mais sur la fête de la circoncision, il eût été prudent de mener de plus près l’enquête.
Lorsque la fête du 1er janvier apparaît, au VIIe siècle, les livres liturgiques romains l’appellent soit Octava Domini (huitième jour après la naissance du Seigneur), soit Natale sanctae Mariae (mémoire de la Vierge Marie). Ce jour-là, on se rendait en procession à Sainte-Marie du Transtévère pour ce qui est unanimement considéré comme la plus ancienne fête mariale de la liturgie romaine. Bien sûr, il y avait concurrence. Pour contrer les excès des fêtes de Janus célébrées au 1er janvier, certains avaient déclaré cette date jour de jeûne.
Le lectionnaire de Capoue (546) mentionne la fête de la circoncision, qui semble être venue des usages de l’Eglise gallicane. Mais Rome mettra encore trois siècles pour intégrer cette nouveauté et mentionner la circoncision dans un office qui comporte (et comportera jusqu’en 1970) une station à Sainte-Marie du Transtévère et des textes à tonalité toute mariale. Guillaume Durand, au XIIIe siècle, écrira en commentant les textes de la fête de la circoncision : “On ne célèbre pas la fête de la circoncision mais la fête de l’octave de Noël (…), la coïncidence de deux fêtes : les couches de la Vierge et l’enfantement du Christ. C’est à cause de cette fête de la bienheureuse Vierge Marie qu’il y a une station à Sainte-Marie, au-delà du Tibre.” Et au début du XVIIe siècle, Gavanti pouvait écrire sans sourciller : “La fête de la circoncision du Christ est récente (…) les antiennes se trouvent être celles de la Vierge Marie”.
C’est en 1960, par un décret de la Sacrée Congrégation des rites, que la fête de la circoncision du Seigneur et du huitième jour de sa naissance fut supprimée et remplacée par la seule mention de l’Octave de la Nativité. Le décret était applicable au 1er janvier suivant. Et voici donc le coupable : ce bon pape Jean XXIII que M. Martens aurait tant voulu voir canoniser par acclamation (“Santo subito !”). Moins de cinq ans avant (et non après !) la “réconciliation conciliaire” entre l’Eglise et les juifs, la fête de la circoncision était passée à la trappe.
Lorsque le 14 février 1969, le pape Paul VI signa la lettre apostolique Mysterii paschalis celebrationem réformant le calendrier romain, la fête de la circoncision avait cessé d’exister depuis presque dix ans. Le rétablissement de la fête de la Maternité divine unie à celle du Saint Nom de Jésus avait pour but de se rapprocher des liturgies orientales qui ont toutes une fête mariale liée à Noël et de revenir “aux origines” (souci qui marque la réforme sextopaulienne) et, peut-être implicitement, le souci d’affirmer la primauté romaine en imposant une fête romaine.
M. Martens s’était fixé sur le (saint) prépuce, et l’Eglise le renvoie au bienheureux utérus (koilia) où a été conçu le Sauveur du monde. Elle reprend volontiers la vigoureuse salutation de la femme inconnue dont parle Luc (Lc 11, 27) : “Heureux l’utérus qui t’a porté et les seins que tu as tétés pour s’entendre répondre par le Christ lui-même : “Bien plus heureux ceux qui entendent la Parole de Dieu et qui la gardent.””

Alain Planet est évêque de Carcassonne (Aude).

 

Un vain prépuce ?

Francis Martens | Squiggle | 17-01-2006

Avec une causticité de bon aloi, Mgr Alain Planet (Le Monde, 13 janvier) corrige ma copie relative à la suppression de la fête de la Circoncision du calendrier catholique romain (Le Monde, 31 décembre). Il met le doigt sur une légèreté d’information qui viendrait ruiner un propos voisinant par ailleurs avec un rien de méchanceté, et assorti de quelque grivoiserie…
Tout d’abord, je m’étonne de ce qu’un évêque puisse trouver grivois un calendrier liturgique qui a scandé la vie de tant de chrétiens. Car c’est bien là – avant l’intitulé choisi par la rédaction du Monde – que s’est vue inscrite, au premier janvier, la commémoration non pas du «saint» mais du «sacro-saint Prépuce» (voir, par exemple, la page inaugurale des Acta Sanctorum publiés par le jésuite flamand Jean Bolland, Anvers, 1643). Ensuite et surtout, je déplore que Mgr Planet ne réponde rien, ou si peu, quant au fond. Derrière une apparente anecdote pourtant, il s’agit de la dilapidation délibérée d’un riche capital symbolique. Célébrée au VIème siècle en orient, au VIIIème siècle en Espagne et en Gaule, la fête de la Circoncision n’a été adoptée à Rome qu’à partir du XIIème siècle. Rétrospectivement néanmoins, suite à la progressive universalisation du calendrier grégorien (1582), cette marque du premier de l’an fait s’ombiliquer le début de l’ère chrétienne au sein du plus important des rituels du judaïsme. Ce n’est pas rien.
Pour trouver un sens à l’éradication de la fête de la Circoncision au profit de celle de la Maternité Divine, Mgr Planet invoque un souci «de se rapprocher des liturgies orientales qui ont toutes une fête mariale liée à la Noël». Étrange façon, en réalité, de se rapprocher des églises orientales que de supprimer une fête très importante à leurs yeux… Une critique plus incisive me fait remarquer que la Sacrée Congrégation des Rites a réalisé son obscure besogne en 1960, c’est-à-dire avant le concile Vatican II (1962-1965) — ce qui laverait le pape Paul VI de tout soupçon. Question d’interprétation. Aux yeux des bénédictins de Saint-André-lez-Bruges (champions toutes catégories ès liturgie, durant des décennies), c’est la ratification de la réforme du calendrier romain par Paul VI qui marque réellement la disparition de la fête (Jours du Seigneur. Année liturgique, 1, Brépols, Saint-André, 1988, p 276). Le souffle conciliaire ayant survolé entre-temps les esprits et suscité un désir de réconciliation avec les juifs, le pape aurait pu décider, en 1969, de ne pas ratifier les errances de son administration. Ce ne fut pas son choix.
Procès d’intention ? Sans doute. Mais il est difficile de créditer d’innocence une institution qui apparaît souvent plus soucieuse de ses usages que de son message. Ainsi, les instances vaticanes, en dépit de la crise des vocations et malgré l’absence de réels fondements théologiques, s’obstinent-elles à préférer de facto les curés pédophiles aux prêtres mariés. En ce qui concerne les rapports complexes de l’église catholique à ses racines judaïques, il est frappant de constater que le pape Jean-Paul II (futur saint-patron des conseillers en communication et liquidateur discret du concile Vatican II) a pu, à cinq ans d’intervalle, serrer spectaculairement la main du grand rabbin de Rome (1986) et promouvoir la canonisation d’Isabelle la Catholique (1991). Pour rappel, cette dernière avait relancé la Sainte Inquisition et signé, le 31 mars 1492, l’édit d’expulsion des juifs d’Espagne — préludant ainsi à leur pire destin.
La fête calendaire de la Circoncision a fait signe aux catholiques huit siècles durant. Elle continue de le faire aux orthodoxes. Sa signification a pu varier au fil des temps et au gré des églises locales. Qu’ils en soient conscients ou non, sa simple présence ramène les chrétiens à l’essentiel de ce qui noue leur Nouvelle Alliance à d’anciennes fidélités.