Le siècle de Freud », par Eli Zaretsky ( Editions Albin Michel, 2008). 
 
Toute révolution, c’est bien connu, finit par manger ses enfants. « La psychanalyse a contribué à précipiter un changement dans l’esprit du capitalisme qui met maintenant en danger la psychanalyse ». En quelque sorte, la psychologie des profondeurs inventée par Freud aurait elle-même constitué son propre fossoyeur. Tel est le stimulant paradoxe sur lequel l’universitaire américain Eli Zaretsky construit l’essentiel de son ouvrage « Le siècle de Freud, une histoire sociale et culturelle de la psychanalyse ». Celle-ci tiendrait sa prospérité d’être née avec les transformations qui agitaient le XIXème siècle. Transformations articulées sur la « défamilialisation » où la discipline telle qu’elle s’exerce dans la famille bourgeoise cède le pas à la consommation assimilée par l’auteur à un acte consacrant sa différence personnelle et son accession à l’autonomie. Celle là même que procure le passage réussi sur un divan. 

Il s’agit de la « contribution cruciale de Freud dans la théorisation de cette disjonction » explique l’enseignant américain. Une seconde modernité succédant à celle des lumières. Après l’individualisme chrétien, la psychanalyse représenterait dans cette optique une deuxième révolution industrielle, un second calvinisme. L’idée de l’auteur n’est pas complètement étrangère à la thèse bien connue désormais de l’ancien journaliste Jean-Claude Guillebaud, élaborée dans son ouvrage « La refondation du monde » : à force de pousser sa recherche de l’individualité, l’individu lui-même s’est perdu, complètement « désafilié » par cette quête jusqu’au-boutiste de son être profond. Un passage totalement déshumanisant de l’intériorité vers la dimension extérieure. A une différence de taille près : là où l’écrivain récompensé par le prix Albert-Londres en 1972 explique ce constat par la prééminence et l’exagération d’une mécanique purement rationnelle, l’ancien militant des années 60 dans le sud américain l’éclaire volontiers par un enchaînement des causes et des effets qu’il se propose de situer au confluent de l’histoire et du marxisme : la psychologie freudienne a connu un âge d’or et un déclin dépendant des conditions politiques et socio-économiques dans lesquelles elle est apparue, puis s’est développée. En témoignent les considérations originales de l’auteur sur le rapport entre la seconde guerre mondiale et la toute puissance de l’Amérique d’une part, et, d’autre part, l’émergence du concept de relation à la mère « au cœur de la psychanalyse ». Ou bien encore la période de la guerre froide qui « influa de manière décisive » sur l’analyse américaine sous la forme d’un repli et d’une promotion défensive du conformisme. Mais à la fin des années 70, la psychanalyse s’est trouvée en contradiction avec une « troisième révolution industrielle » qui voulait « en finir avec les Lumières ». En cause selon l’auteur, la « politique de l’identité », la « critique culturelle lacanienne » et le « féminisme de la seconde vague ». 

 
Coincée entre la guerre et le fordisme, la psychanalyse accompagna pour un temps la « modernité », tirant prétexte des terribles maux humains causés par la première pour asseoir son autorité et développer une approche valorisante pour l’individu. Avant que la société ne se charge ensuite de la réduire au service du second pour contribuer à « devenir un élément stable de l’organisation sociale, aidant à intégrer la vie personnelle et la sexualité au tissu même de la planification et de l’ordre ». Même en se dégageant de cette teinture idéologique, force est de partager avec Eli Zaretsky certaines de ses conclusions : l’auteur décrit par exemple avec d’intéressantes précisions comment l’approche essentiellement américaine de la psychanalyse, fondée sur les ruines d’une psychiatrie déconsidérée par sa dimension purement aliéniste, a contribué à son rayonnement en se vidant progressivement de son contenu originel. En donnant notamment naissance, outre-atlantique, à toutes les théories du développement personnel dont le débat actuel sur la formation des psychothérapeutes en France est le triste aboutissement : décharger l’être humain de tous les obstacles à même de grever son engagement dans la machine économique mondiale et être à même d’évaluer, de mesurer les progrès accomplis dans cette perspective. 
 
La psychanalyse aurait pu néanmoins puiser auprès d’hommes et de femmes, le moyen de conserver son rôle prépondérant. Mais après avoir été perçue par les « féministes et les homosexuels »  comme un moyen de leur garantir une « émancipation de la morale victorienne en séparant sexualité et reproduction », la psychanalyse finit par décevoir les unes comme les autres qui ne tardèrent pas à regretter la timidité des avancées freudiennes en la matière. Là encore peut-être, l’auteur pourrait subir l’influence de la pratique américaine de la psychanalyse où la médicalisation obligatoire constitua, au moins dans les premiers temps, une contrainte professionnelle pour les femmes de même qu’il fallu attendre la révision du DSM, la bible des praticiens américains, pour voir disparaître l’homosexualité de la liste des pathologies psychiatriques.
 
 
Il serait toutefois injuste de réduire le minutieux et passionnant travail de Eli Zaretsky à une analyse américano-centrée de l’histoire de la psychanalyse : digne du professionnalisme universitaire en vigueur aux Etats-Unis, la centaine de pages consacrées aux notes et aux références bibliographiques issues de tous les pays intéressés, à un moment de leur histoire, par la découverte psychanalytique, montre l’étendue du travail fourni. Une étude qui se termine par un vibrant plaidoyer de l’auteur en faveur de la science freudienne : rappeler l’existence d’un « écart irréductible entre la vie intrapsychique des individus et le monde social, culturel et politique dans lequel ils vivent par ailleurs ». Un argument de poids pour tous ceux qui ne sauront se résoudre à admettre le fait que la psychanalyse n’a plus rien à nous apprendre sur l’énigme humaine.

Nice, le 27 juillet 2008