La question posée de cette façon impliquerait l’existence d’instruments de mesure. La disparition des symptômes pourrait être considérée comme un instrument de mesure valable. Cependant, nous savons qu’un symptôme n’est pas un phénomène isolé, mais que c’est toujours le signe de quelque chose : un signal, comme la douleur par exemple, qu’il est imprudent de faire cesser sans en rechercher la cause.

Je peux donner ici l’exemple d’un patient particulièrement fin et sensible, qui est venu en analyse pour éjaculation précoce. Au bout de trois ou quatre semaines, il m’a annoncé avec satisfaction que son symptôme a disparu, que son attention n’était donc plus exclusivement centrée sur cette gêne et ses conséquences, et qu’on pouvait maintenant commencer à approfondir l’analyse.

 

Donc, supprimer le symptôme, sans essayer de découvrir de quoi il est le signe, c’est comme fermer la bouche de quelqu’un qui veut se plaindre. Certes, il ne nous casse plus les oreilles, mais il reste avec sa souffrance. Ou encore, pour utiliser une comparaison proposée par Freud : un idiot souffle sur une lampe électrique, comme si c’était une bougie. « Lorsqu’on aborde directement le symptôme, on agit comme cet homme. Il est nécessaire de chercher l’interrupteur ».

 

Puisque je ne vois rien d’objectif pour essayer de mesurer les effets d’une cure psychanalytique, essayons de nous tourner vers les moyens subjectifs.

 

La plupart des personnes qui viennent en analyse savent bien, ou découvrent très vite, qu’au-delà du symptôme il y a un mal être plus profond, plus indéfinissable, que ce symptôme exprime. Ils se sentent bridés, bloqués dans leur vie affective, leur travail, leur développement, l’utilisation de leurs talents, la capacité de se réjouir de ce qui est réjouissant et de faire face aux coups durs. Les raisons en sont multiformes, et le plus souvent multiples.

 

Lorsqu’ils entreprennent une analyse, ces personnes cherchent à mettre en mots ce qu’ils ressentent, ce qu’ils pensent, et ce dans le cadre d’une relation avec quelqu’un qui leur réserve le temps nécessaire pour cela. Mais surtout quelqu’un qui ne réagit pas au premier degré, avec ses sentiments – tout en les éprouvant – mais qui laisse le temps aux émotions, celles du patient et les siennes propres, de se développer et de s’expliciter.

 

Le patient construit cette relation, qu’on pourrait dire protégée, selon le modèle des relations précoces qu’il a développées au cours de sa vie ; autrement dit, il s’appuie sur son expérience. C’est ce qu’on appelle le transfert des émotions éprouvées antérieurement sur la relation avec l’analyste. Notons en passant que le transfert est un phénomène banal, qui est à la base de toutes les relations. La différence, c’est que la situation analytique, du fait de son caractère protégé, favorise son développement et permet qu’on en parle.

 

De son côté, l’analyste ressent les émotions que le patient a l’habitude de déclencher chez autrui, et qui lui valent ses déboires à répétition. Mais au lieu d’y réagir en actes, comme cela se produit dans la vie courante, il s’en sert pour aider le patient à prendre conscience de ce qui est en train de se passer entre eux. Le patient peut ainsi se rendre compte du processus qu’il enclenche, de sa façon de faire répétitive, et souvent aussi des causes, des expériences précoces, qui l’ont amené à agir de la sorte.

 

Ceci dit, on ne peut pas modifier le passé, ni effacer les cicatrices qu’il a pu laisser. Mais on peut créer une situation, grâce à cette relation protégée, qui sécurise et soutient suffisamment le patient pour qu’il parvienne à inventer une façon meilleure, moins coûteuse, de gérer ce passé et ces cicatrices. Car la névrose est, elle aussi, un moyen de gestion possible. On peut même dire que la névrose est l’état d’équilibre normal d’un humain. Qui implique cependant toujours un prix à payer. Ce prix peut-être minime, la meilleure solution « qualité-prix », ou, dans d’autres cas, entamer sérieusement la capacité de vivre et le plaisir de vivre.

 

Une petite histoire, un peu méchante pour la psychanalyse, constitue néanmoins une assez bonne illustration de ce processus : Un homme entreprend une psychanalyse à cause d’une énurésie persistante. Quelques années plus tard, il rencontre un ami, au courant de ses difficultés, qui, le voyant tout guilleret, lui demande si son énurésie va mieux depuis sa psychanalyse. L’homme répond : « Je fais toujours pipi au lit, mais maintenant ça m’est égal »…

 

Au demeurant, en ce qui concerne ce symptôme très répandu, surtout chez les enfants, j’ai fait une constatation intéressante, qui souligne sa valeur de signe. Chez certains enfants le symptôme cesse dès le début du traitement, qui se poursuit pour parvenir jusqu’aux causes profondes. D’autres enfants continuent à mouiller leur lit jusqu’à la dernière séance, de peur que les parents n’arrêtent la thérapie dès que leur but est atteint.

 

Alors comment évaluer les effets d’une psychanalyse ? On peut juger que le traitement a été bénéfique quand une personne solitaire et taciturne commence à nouer des relations et prendre plaisir à tout ce qui peut en donner dans la vie ; quand un homme ou une femme qui n’a jamais pu maintenir une relation durable avec un partenaire parvient à construire un couple ; quand une personne renfermée et inquiète commence à se soucier du bien-être de ceux qui l’entourent ; quand une personne qui a subi des échecs répétés réussit à s’épanouir dans son travail ; etc…

 

Il arrive que le but soit entièrement atteint, ou alors dans une grande mesure, ou encore tout juste un peu. Et parfois pas du tout. Comme dans toute intervention à visée thérapeutique.

 

Cependant, il ne faut pas oublier que la psychanalyse n’est pas qu’une thérapie. La thérapie est une de ses applications. Mais bien des personnes l’entreprennent avec l’idée qu’une exploration approfondie de leur façon d’être et de fonctionner les aidera à mieux exercer leur métier, par exemple, à prendre plus d’intérêt à leurs activités. J’ai rencontré cette motivation chez des enseignants, des médecins, des travailleurs sociaux… et même chez des religieuses. Seules ces personnes elles-mêmes pourraient évaluer dans quelle mesure elles ont trouvé ce qu’elles cherchaient. J’en ai rencontré pour lesquelles cela paraissait évident. Chez d’autres, les effets favorables se sont manifestés après-coup, quelque temps après la fin de l’analyse. D’autres encore ont vécu leur vie et je n’ai jamais su ce qu’ils ont tiré, en fin de compte, de leur expérience analytique…

 

Paris, le 10 septembre 2005