Dans Vienne fin de siècle, Carl Schorske écrit : « Freud ne prête aucune attention au fait qu’Œdipe était roi. Pour lui […] la quête d’Œdipe était morale et intellectuelle : échapper à son destin et parvenir à la connaissance de soi. Il n’en allait pas de même pour les Grecs. L’Œdipe roi de Sophocle ne peut se comprendre que comme une res publica (chose publique) dont le héros royal est poussé par un impératif politique : écarter la peste de Thèbes. […] En réduisant la politique à des catégories psychologiques personnelles, Freud rétablit l’ordre, au niveau personnel, mais il ne rétablit pas l’ordre public. »
Or, rétablir ou même établir l’ordre public est d’une urgente nécessité : il est clair que le libéralisme économique ou la social-démocratie ou le matérialisme dialectique n’y suffisent pas plus que telle ou telle forme d’intégrisme religieux ou politique. Ce qui émerge lentement au sein de l’humanité depuis deux siècles – et dont on trouve les premières formulations dès la haute antiquité égyptienne, puis hébraïque et grecque – est l’idée que chaque personne mérite le respect, quelle que soit sa situation économique, sociale et politique, quel que soit son aspect physique et mental, quelles que soient ses mœurs et idées. Existent ainsi les linéaments d’un ordre public qui ne serait plus tributaire d’un système de croyance particulier (libéralisme, communisme, socialisme, christianisme, islamisme, etc.) mais de l’humanité de tout être humain, telle qu’elle s’exprime dans ses diverses sphères d’activité et modes d’existence.
Revenons, dans cette perspective, à quelques implications des idées exprimées par Carl Schorske. L’histoire d’Œdipe est celle d’une cité, Thèbes, qui met aux prises rois, guerriers, devins et peuple sur plusieurs générations, non à propos d’inceste et de parricide, mais d’hubris, de démesure (dont la parricide, l’inceste, le parjure, le refus des soins aux morts sont des manifestations). Si l’on ajoute que la tradition philosophique grecque – notamment chez Aristote – distingue et relie trois modes d’être ensemble des humains : l’oïkos (la maisonnée, le privé), l’agora (la place, le marché, le théâtre) et l’ecclesia (les diverses magistratures : législateurs, stratèges, trésoriers). Il n’y a pas opposition entre la famille et la cité ou entre privé et public, mais dans la cité, coexistence, conflictuelle et/ou pacifique, entre la maison, la place publique et les institutions.
Si l’on se fonde sur ce qui précède, que peut dire un psychanalyste du politique et que peuvent-ils dire collectivement ?
D’abord aider à définir mieux, et de manière pratique (pour les magistrats, les législateurs, les éducateurs, les soignants, etc.), ce qu’est une PERSONNE. Par exemple, lorsque la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne traite du respect de l’intégrité physique et mentale de la personne (art. 3), les psychanalystes pourraient « s’emparer » de cet article, en étudier toutes les implications psycho-sociales et par suite l’impact sur la vie de la Cité, et par suite sur LE politique, pour aider les politiques et les administrations publiques à mieux traiter cette question lorsqu’ils fabriquent lois, décrets, règlements et circulaires. Ceci avec modestie, sans prétendre dicter leurs textes aux élus et aux hauts fonctionnaires, mais en agissant comme experts tentant de les éclairer.
Ensuite, intervenir dans les débats publics, non pour se mettre en vedette, mais pour poser des questions du même ordre : en quoi a-t-on ici ou là attenté aux droits fondamentaux de la personne ? Comment intervenir (législativement, judiciairement, socialement, etc.) lorsque la personne est humiliée, bafouée, violée (physiquement et/ou psychiquement), détruite ? Que dire qui ne soit ni de la pitié (halte au discours compassionnel ou « victimaire ») ni du consentement tacite ou explicite (« les violeurs sont aussi des victimes », « la cruauté est constitutive de la nature humaine »…), mais une compréhension de l’enchaînement des actes qui conduit à l’indignité et à la destruction de l’intégrité, donc une ANALYSE psycho-politique, sans plaquer d’avance des concepts ou pseudo-concepts psychanalytiques.
Enfin, les psychanalystes pourraient accepter de se considérer eux-mêmes comme des citoyens. Ainsi, lorsqu’ils s’élèvent contre une réglementation de la cure psychanalytique, pourraient-ils utiliser des arguments proprement politiques, au lieu de s’arc-bouter sur l’extraterritorialité de la psychanalyse ou sur les spécificités de l’inconscient et par suite de la transmission ésotérique de la psychanalyse. Les psychanalystes auraient tout à gagner à se soumettre sinon à un contrôle de leurs pratiques (contrôle qui peut être jugé intrusif tant pour le patient que pour l’analyste) du moins à une évaluation qui ne resterait pas confinée au milieu des psychanalystes – du moins si l’on admet que ceux-ci contribuent à la santé publique, à celle des habitants et à celle des passants. Leur légitimité à parler du politique en serait nettement accrue.
Bref, agissant en tant que citoyens actifs et éclairés, les psychanalystes pourraient contribuer plus fortement :
1° A la compréhension de la réelle complexité de la personne humaine et à ce qui provoque les réductions et négations de toutes sortes qu’elle subit.
2° A l’élaboration de principes et de pratiques visant à protéger et à mettre en valeur la dignité et l’intégrité multidimensionnelle de la personne (privée, publique et politique).
3° A leur propre utilité sociale, au service du « bien commun », en acceptant d’être des membres de la société civile et des acteurs publics comme les autres.
Paris, le 6 octobre 2006.
Sauf indication, dans cette rubrique, des psychanalystes répondent aux question. Michel Juffé est philosophe