Paru dans Témoignage chrétien, le 29 septembre 2005
Un Livre noir de la psychanalyse, un rapport de l’Inserm qui préconise une méfiance envers les thérapies analytiques, des journaux qui se demandent s’il faut en finir avec la psychanalyse, des controverses médiatiques : une nouvelle fois, la psychanalyse se retrouve au cœur du débat. Mais il faudrait en préciser l’enjeu. Assiste-t-on à un nouvel épisode du conflit entre méchants positivistes et gentils psychanalystes ? Doit-on s’habituer, depuis que Freud a « apporté la peste aux États-Unis », d’après ses paroles, à voir les anticorps disciplinaires s’activer régulièrement ? Là n’est pas le cœur du problème. Il se trouve au sein même de la psychanalyse, dans son incapacité à se remettre en question depuis une quinzaine d’années, prêtant ainsi le flanc à toutes sortes de critiques. Le danger n’est pas à l’extérieur, mais à l’intérieur.
Avec Freud et Lacan, la psychanalyse est née et s’est développée dans un dialogue très ouvert, très riche, très contradictoire avec la société, la philosophie, la politique, l’anthropologie. Or, depuis une quinzaine d’années, elle s’est repliée sur elle-même dans une position frileuse. Beaucoup de psychanalystes jouent les précieuses ridicules, uniquement préoccupés par de petites questions de pouvoir et de scissions dans le temple psychanalytique. Comment en est-on arrivé là ?
Revenons aux sources. La psychanalyse est née au début du XXe siècle à l’unisson des grands mouvements d’émancipation. Rappelons-nous que Freud a écrit L’Avenir d’une illusion pour parler de la révolution et Malaise dans la culture pour traiter du mal-être anthropologique des êtres humains. La psychanalyse, en tant que grand récit, prétend aujourd’hui être la seule épargnée par la post-modernité. Elle considère être dans une sorte de bulle, intouchable. D’où l’attitude pédante de ses grands-prêtres. Les psychanalystes pa-radent dans les médias, conseillent sur tout, se prétendent au-dessus de tout. Mais cette position est illusoire. La psychanalyse ne peut survivre seule comme unique courant de pensée critique de l’utilitarisme et des visions normalisatrices. Elle a raté, par exemple, la grande invitation de Deleuze et de Guattari à se repenser dans l’Histoire à travers l’anti-Œdipe. À la fin des années 70, elle aurait pu devenir un lieu de résistance à l’utilitarisme, ouvert sur la société. Elle a loupé un second rendez-vous important : ces quinze dernières années ont vu un développement magnifique des neurosciences, grâce à la technologie. Or, la psychanalyse ne s’y est pas intéressée, à l’exception de quelques tendances minoritaires comme celle de René Major. Les psychanalystes ont diabolisé la neurophysiologie d’une façon obscurantiste. Ce qui donne une bonne raison à certains de s’en prendre à elle aujourd’hui dans une attitude réactionnaire purement positiviste qui prétend que « le cerveau pense comme la vésicule biliaire secrète la bile ». Une autre attitude consiste à dire que le cerveau est aussi le lieu de soubassement de la pensée et des affects. Il aurait fallu engager un débat constructif avec les scientifiques sur ce terrain au lieu de les rejeter d’emblée. Les psychanalystes doivent accepter d’être dérangés par la société et par la science de façon moins pédante.
Cette question dépasse les enjeux de courants et de pouvoir. Elle concerne tout le monde. Il y a en France des millions de personnes sous psychotropes. Qu’aujourd’hui la seule réponse au malaise des gens soit une réponse chimique, telle est la nature de l’attaque contre les psychanalystes. « Vous êtes déprimé, voici le produit qu’il vous faut », nous disent certains. Il y a là un enjeu qui touche au modèle d’être humain que l’on est en train d’imposer. Peu importe le mécontentement de quelques précieuses ridicules ! Il s’agit de savoir si nous acceptons de franchir un pas de plus vers « l’homme, machine performante ».
Miguel Benasayag est psychanalyste et philosophe. Dernier ouvrage : “Abécédaire de l’engagement” (Bayard).