J’ai envie de réagir au texte publié par 45 analystes ce mercredi 8 novembre dans La Libre Belgique sous le titre “Laisser les mains libres à la psychanalyse”. Je peux tout à fait souscrire au souci exprimé par des psychanalystes de ne pas être mangés par un projet de loi dangereux pour le respect des conditions de formation et d’exercice de la psychanalyse. C’est un enjeu politique et technique probablement important pour la psychanalyse. Mais, je voudrais ici témoigner de mon profond désaccord sur l’argumentation pour le moins étrange dont témoigne ce texte.
A. Sur quoi porte la plainte de ces psychanalystes?
Comme chez la plupart des patients, c’est un défaut de reconnaissance qui alimente la plainte. Ce défaut est successivement formulé comme suit:
1) Le projet de loi se caractériserait (première formulation) par l’absence de place donnée à la psychanalyse : « c’est l’absence de place reconnue à la psychanalyse qui fait question dans ce projet de loi ». Cette formulation est immédiatement contredite, en effet on comprendra vite que c’est au contraire la place commune que le projet donne à la psychanalyse qui fait l’objet de la plainte;
2) La phrase suivante précise et contredit donc la première formulation de la plainte: « Depuis le début des tractations, les pouvoirs publics ont fait obstinément la sourde oreille à la place spécifique qu’occupe la psychanalyse parmi les psychothérapies ». L’absence de reconnaissance, dénoncée porte donc sur une place spécifique.
3) Cette place spécifique devient ensuite place singulière :la psychanalyse est « la seule à avoir élaboré une théorie de l’appareil psychique ». Il me semble que de nombreuses autres théorisations peuvent prétendre aussi être, chacune, les seules à avoir élaboré quelque chose qui les distingue de chaque autre… L’argument est donc faible, mais il ne sert que de transition vers une quatrième formulation.
4) En effet, la phrase suivante aborde soudain la plainte sous un angle radicalement différent: ce qui ne serait pas reconnu par le projet de loi, c’est le « statut d’exception » (pourtant obtenu « dans la culture occidentale »).
La place devient statut et la spécificité devient exception. Ce double tour de passe-passe dans le vocabulaire est énorme. Une place n’est pas un statut et une spécificité n’est pas une exception. En fait ce double déplacement indique la volonté d’appartenance auto-proclamée des auteurs du texte à un « hors-la-loi » qui me paraît peu compatible 1°) avec la signification attribuée au paradoxe de la position du père, tiers qui ne s’autorise que de lui-même mais qui n’en est pas moins soumis à la loi; 2°) avec le modeste constat que l’occupation de cette place est absolument indépendante de toute prétention ou revendication à l’occuper ou de tout décret en la matière. Cette place, un sujet peut l’occuper ou ne pas l’occuper, et provisoirement, pour un autre sujet. Pour qui donc « la psychanalyse » devrait-elle donc l’occuper et implorer le législateur de pouvoir l’occuper? Le tour de passe-passe est lourd de sens: si une place s’occupe provisoirement, un statut fige et garantit l’occupation de la place. Si une spécificité s’observe, se soutient par ceux qui en témoignent, une exception n’est reconnue que par la règle et la confirme.
Il me semble que de tels bougés dans le vocabulaire d’auto-défense de la psychanalyse sont extrêmement dangereux. Ils témoignent en effet d’une faiblesse argumentative à mon sens contre-productive (eu égard aux enjeux concrets de la place de la psychanalyse dans le projet de loi).
B. Les glissés du texte portent ensuite sur l’identification de l’occupant de la place d’exception.
1) C’est, dans une première formulation, la psychanalyse. Comme nous venons de le voir, son élaboration — unique — de l’appareil psychique « lui a donné le statut d’exception qu’elle a dans la culture occidentale ». Or ne doit-on pas à la psychanalyse d’avoir identifié l’exception comme fait de structure, dont le nom de l’occupant est pour le moins structurellement secondaire? Les auteurs du texte revendiquent aujourd’hui que cette place soit occupée par la psychanalyse et que la loi reconnaisse cette occupation.
2) Mais immédiatement, lorsque l’argumentation commence, un premier bougé s’opère. Le paragraphe suivant s’ouvre ainsi : « si la psychanalyse a soutenu et soutient toujours cette place d’exception… ». On peut croire encore qu’il s’agit d’une place pour elle-même, mais la suite de la phrase le dément: l’objet occupé par cette place d’exception est en effet soudainement vidé: « si la psychanalyse a soutenu et soutient toujours cette place d’exception, c’est d’abord parce qu’elle estime avoir la responsabilité de faire entendre en quoi cette place est pertinente et irréductible pour chacun de nous ». Autrement dit, c’est la structure même du sujet qui contient la référence à une place, peut-être révélée par la psychanalyse, mais non pas occupée par elle.
3) Mais la phrase suivante souligne que « l’être humain comme tel fait exception au sein du règne animal ». Cette fois, c’est donc l’humain qui occupe la place d’exception d’abord occupée par la psychanalyse, puis plus adéquatement vidée de tout occupant. On notera que cette exception de l’humain ne relève aucunement d’une proposition spécifiquement psychanalytique.
4) A la phrase suivante, la place est à nouveau vidée. « comment ignorer que cette place d’exception est nécessaire pour donner du poids au collectif lui-même, car, faute de cette place reconnue, le collectif n’est plus que la juxtaposition de voeux privés ? ». Ici encore, rien n’est spécifiquement analytique puisque cette place d’exception, garante d’une structuration du collectif, a été occupée depuis des millénaires par des dieux divers et leurs représentants légitimes ou non, par de nombreux dictateurs, par de nombreuses théories politiques ou par des signifiants (le peuple, la nation, l’homme…) ramenant sur terre et déréalisant l’occupant de cette place…
C. Quel est enfin l’enjeu substantiel de la reconnaissance de la place d’exception?
Les arguments substantiels suivent en effet dans le texte. Le statut d’exception de la psychanalyse doit être reconnu au nom de sa capacité — exceptionnelle? — à nous faire entendre que le vivre ensemble ne se réduit pas à la logique du grand marché et à celle de la techno-science. Ici la psychanalyse se fait sourde à de nombreux savoirs participant à la résistance intellectuelle et à de nombreuses pratiques alternatives, qui, sans avoir besoin de la psychanalyse, soutiennent une même démarche. Je ne vois pas d’ailleurs de psychothérapie digne de ce nom qui ne puisse pas contenir une pensée ou une orientation conforme à cette représentation du vivre ensemble qui n’a rien d’exceptionnel et qui, dans sa formulation, est même plutôt banale et convenue.
Les auteurs en savent sans doute quelque chose puisqu’ils se retranchent ensuite dans l’idée que l’exception se tient dans la disposition par la psychanalyse d’un « appareil conceptuel épistémologiquement conséquent » : et « c’est pour cette raison qu’il faut lui laisser les mains libres ». Deux problèmes majeurs affectent le raisonnement : 1°) le rapport entre la disposition d’un tel appareil et le maintien « en liberté » de la psychanalyse n’est pas développé : en quoi cette cause implique-t-elle cet effet ? ; 2°) l’idée qu’aucune autre discipline n’est capable de fournir l’appareil conceptuel susceptible de résister à la négation du sujet témoigne d’une surdité à d’autres discours ou d’une méconnaissance voire d’un mépris pour d’autres savoirs.
Conclusion: l’angoisse
Un paragraphe, plutôt mal écrit, peut se résumer par les termes suivants: des psychanalystes craignent de contribuer à l’extinction de la psychanalyse, en s’inscrivant dans le fil de la loi sous examen. Aucune connaissance, aucune pratique sociale n’est jamais morte sous les coups de la loi. Au contraire, les lois meurent sous les coups des connaissances et des pratiques. D’où vient cette étrange angoisse exprimant la crainte qu’une loi puisse atteindre à ce point la vitalité de la psychanalyse? Sans souscrire au projet de loi, je suis surpris de voir ce projet pris en bouc émissaire de la difficulté contemporaine des psychanalystes à se soutenir et à soutenir leur discipline contre vents et marées. Je retiens que « des psychanalystes craignent de contribuer à l’extinction de la psychanalyse ». A mon sens, en signant un tel texte, ils ne se trompent guère…
Bruxelles, le 14 novembre 2006
Dan Kaminski est Professeur à l’Ecole de criminologie de l’U.C.L.