(paru dans Le Monde le 23 mars 2006)
L’obsession sécuritaire contemporaine n’a pas de limites. Dépister systématiquement pour prédire, prévenir, et éradiquer le mal à l’origine, semblent les missions désormais dévolues à la science, qu’elle soit biologique ou comportementale.
Ne plus permettre la naissance d’un "déviant" ; soumettre les thérapies psychiques à la seule appréciation de critères d’efficacité quantifiables ; rendre le corps et le cerveau transparents par l’image ; lire l’avenir dans la séquence des gènes : pour une société de plus en plus avide de certitudes, voilà la "nouvelle vérité" qui réduit les valeurs d’humanité aux seules caractéristiques visibles et mesurables du corps biologique.
Un être "normal", au devenir psychique et somatique sans incertitude, sera de plus en plus inscrit dans une toile prédictive tissée de chiffres, d’images, de gènes. Sans nous en rendre compte, nous réinscrivons la recherche la plus moderne dans une ancienne vision positiviste de la science qui a fait le lit du totalitarisme : l’anthropologie et le darwinisme social de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle n’ont pas été étrangers aux idéologies inhumaines que nous avons connues. Toute réduction de l’humain à une grille de lecture unidimensionnelle, aussi rigoureuse soit-elle, conduit à ce que l’évolutionniste Stephen Jay Gould appelait "la mal-mesure de l’homme". Sommes-nous aujourd’hui à l’abri de ces jugements réducteurs ?Le rapport récent de l’expertise collective sur "le trouble des conduites" réalisée sous l’égide de l’Inserm propose de repérer les signes prédictifs, y compris génétiques, de la délinquance chez les enfants de 36 mois. S’agit-il d’aider un enfant en danger ou, essentiellement, de protéger la collectivité du danger que pourrait éventuellement représenter cet enfant un jour ? Que des chercheurs travaillent sur le comportement des enfants sans remettre en question la définition internationale d’un "trouble" dont les frontières médico-judiciaires sont profondément ambiguës, et en tirent des conclusions et des prescriptions hâtives pour organiser l’avenir de ces enfants comme un "progrès", libre à eux de le faire.Mais ignorer que la société tirera argument de telles conclusions sans nuances pour médicaliser, surveiller, et éventuellement stigmatiser les enfants désignés comme prédéterminés, et ainsi mécaniser l’humain, n’est-ce pas d’une extrême naïveté ? Et n’est-ce pas propager une vision de la science très éloignée de celle qu’exprimait le physicien Richard Feynman lorsqu’il disait : "Ce qui n’est pas entouré d’incertitude ne peut être la vérité" ?Alors que la recherche biomédicale et la médecine ont intégré, au niveau de la relation individuelle, la notion de consentement informé, il peut paraître surprenant que la relation collective entre la recherche et la société se limite encore le plus souvent à une simple démarche de prescription. Pourtant, la recherche n’est-elle pas avant tout une démarche d’interrogation et de remise en question permanente des connaissances ? Il y a un an, le comité d’éthique de l’Inserm recommandait que les expertises réalisées au niveau des organismes de recherche ne formulent pas, en dehors de l’urgence, de recommandations sous forme prescriptive. Elles doivent au contraire donner à la société les moyens d’une réflexion ouverte sur la signification, les implications et les incertitudes des avancées de la recherche, qui lui permette de choisir librement son avenir."On entre en éthique, écrivait Paul Ricoeur, par l’affirmation de la volonté que la liberté de l’autre soit." L’éthique ne réside pas dans l’affirmation de ce qui ne doit pas advenir comme humain. Elle est dans cette interrogation permanente sur ce qui constitue notre humanité.Il faut enrichir l’humain, pas le réduire ; soulager la souffrance et aider chacun à inventer son avenir, pas l’emprisonner dans une prédiction ; respecter l’altérité et la diversité, pas la cibler et la pister avec l’obsession de l’adapter sans cesse à une "norme" souvent changeante, toujours illusoire.
Jean-Claude Ameisen est président du Comité d’éthique de l’Inserm. Didier Sicard est président du Comité consultatif national d’éthique