Éric de Bellefroid | La Libre Belgique | 03-03-2006

J.-A. Miller orchestre une édifiante riposte au «livre noir» de la rentrée 2005

En septembre dernier paraissait avec fracas un «Livre noir de la psychanalyse» (les Arènes) qui flinguait sans pitié ni vergogne Sigmund Freud et ses émules.

Il était dit que le maître viennois de la psychanalyse, après un règne de cent ans, devait être impérativement abattu à l’orée de ce nouveau millénaire.

La réplique ne s’est guère fait attendre puisque, après «Pourquoi tant de haine?» d’Elisabeth Roudinesco (Navarin), paraît à présent «L’anti-livre noir de la psychanalyse», sous la direction de Jacques-Alain Miller, gendre et gardien de la mémoire de feu Jacques Lacan.

La guerre des psy

Tout certes n’était pas faux dans le « livre noir» inspiré notamment par le psychologue belge – et «psychanalyste renégat» de son propre aveu – Jacques Van Rillaer. La psychanalyse, en effet, n’a jamais soigné une viscérale phobie, ni davantage l’anorexie ou la schizophrénie. Mais le ton indigeste de l’ouvrage confinait inexorablement à un règlement de comptes qui ne pouvait trop nettement bénéficier qu’aux tenants des thérapies cognitivo-comportementales (TCC) et au vaste lobby des neurosciences (imagerie cérébrale, psychotropes, etc.).

Sur le mode, cette fois, d’un libelle gai et sans invectives, l’anti-livre noir administre des «coups d’épingle» qui ne manquent pas, bien souvent, de ridiculiser les thérapies brèves, leur vocation limitée d’anti-douleur de l’âme et donc leur prétendue efficacité. Elles échoueraient systématiquement, lit-on ici, à guérir la souffrance de l’être et à envisager l’humain dans toute sa singularité et sa pleine complexité.

Dénonçant brillamment une tentative de soumission du sujet à l’idéologie scientiste, la philosophe Clotilde Leguil-Badal soutient hardiment que «le combat du XXI e siècle sera peut-être celui qui verra s’opposer la version purement quantitative de l’homme à la version subjective, qui, elle, défend l’unicité poétique de chacun, via la qualité de sa parole dans tout ce qu’elle peut avoir d’étrange lorsqu’elle révèle un sujet qui ne ressemble à aucun autre».

Un enjeu politique

On ne manquera pas de relever la magistrale contribution au présent ouvrage du Pr Yves Cartuyvels, juriste et criminologue, doyen de droit aux Facultés Saint-Louis, à Bruxelles, qui cerne l’enjeu de société et la «question fondamentalement politique» qui sous-tendent cette guerre des psy sans merci.

Se déniant toute compétence à dédouaner la psychanalyse freudienne de ses probables erreurs et errements au cours de l’histoire, Yves Cartuyvels, intervenant reconnu dans le champ de la santé mentale et de la protection de la jeunesse (délinquance, toxicomanie, abus sexuel), observe qu’on «est certainement confronté à deux visions différentes de l’humain. D’un côté, un sujet pris dans le langage, renvoyé à sa liberté et à sa vérité, invité à questionner le sens de son histoire et à interroger sa part de responsabilité dans ce qui lui arrive. Un sujet marqué par le manque et le désir, une part d’incontrôlable qui le rend inapte à être totalement éduqué, contrôlé, normé. De l’autre, une vision de l’individu comme mammifère social, oscillant entre self-management et self-control, dominé par la quête du bien-être, de l’efficacité et de l’efficience (…)».

Que naîtra-t-il du débat ainsi relancé? De nombreux psychiatres et psychologues ont déjà choisi une voie médiane, conciliatrice parfois même, entre les deux camps ouvertement déclarés. Mais une réflexion inspirée porterait sur la question de savoir ce que l’on peut faire dire à la science, et en quoi consiste le progrès lorsque, d’aventure, il va à l’encontre de lui-même.

Les humanistes, à tout le moins, entendent s’assurer que le cerveau n’est pas qu’une entité mesurable et programmable, et que l’âme n’est pas le produit exclusif de nos circuits électriques intégrés. Il en va là, sans contredit, de l’essence même de l’homme, de son avenir et de sa foi dans les valeurs, fussent-elles rudement secouées aujourd’hui, de la liberté et de la responsabilité individuelles.