Paru dans Le Monde, le 4 mai 2006
Ah ! quelle joie, quelle jubilation de lire Le Livre noir de la psychanalyse (Les Arènes), puis quelques mois plus tard Pourquoi tant de haine (Navarin) et L’Anti-livre noir de la psychanalyse (Seuil) ! Enfin le combat a lieu, enfin ils s’affrontent – à ma grande satisfaction, pour mon grand bonheur. Quel plaisir d’assister à un conflit idéologique, de peser les arguments de chacun, y compris ceux d’une mauvaise foi exemplaire ! Ils se haïssent, se détestent, s’invectivent, se méprisent mais à tout le moins ils se répondent ! Les différences conceptuelles, philosophiques, épistémologiques, voire politiques, éclosent comme des bourgeons de printemps. Ils livrent bataille en place publique. Grand Dieu que c’est bon !
C’est bon et c’est sain ! Qu’on se rassure, il n’y aura ni vainqueurs ni vaincus. Les cognitivo-comportementalistes, blessés, outragés après le retrait du rapport Inserm sur l’évaluation des psychothérapies, ont organisé une riposte de poids (plus d’un kilo, Le Livre noir). Ils ont dit, écrit que c’en était assez de les tenir pour des êtres primaires quasi anencéphales. Non, les études le prouvent, ils sont scientifiques, plaident-ils. Pour leur répondre en face, les psychanalystes freudiens et lacaniens, blessés eux aussi, crient au dérapage scientiste de ces “dresseurs sociaux” et à l’exclusion du sujet.
Peut-on réduire l’homme à un schéma de pensées ? Et reviennent comme antienne les questions de toujours. Doit-on accepter que la singularité empêche toute réflexion globale sur l’agir humain ? Le discours du sujet est-il vraiment la seule manière d’appréhender la psyché ? L’évaluation des pratiques n’est-elle qu’un acte réducteur face à la complexité humaine ? L’inconscient est-il l’unique voie de compréhension de la pensée humaine ? La psychanalyse est-elle le dernier lieu de résistance à la standardisation des traitements psychiques ? Et mille autres questions qui ne trouvent heureusement pas de réponses simplistes si l’on essaie de comprendre le point de vue de l’Autre.
Le clinicien que je suis, c’est-à-dire le fantassin au front de la souffrance humaine, celle de patients chez qui l’alcool est devenu le problème qui gâche et souille leur vie, a besoin de cette dialectique pour accoucher de la vérité du patient ou du sujet. Le clinicien navigue sur une ligne de crête ouverte aux vents les plus violents. Il marche en prenant soin d’être centré sur la demande du sujet, en évaluant cette demande, en la confrontant à des demandes similaires, en jugeant de la pertinence de sa réflexion à la lumière de situations identiques ou proches en tout cas. Il ne perd jamais de vue l’être en face de lui, il ne perd jamais de vue non plus ce que d’autres ont essayé de comprendre, de modéliser, d’appréhender par une généralisation humble, simple mais pas nécessairement simpliste.
Les malades intoxiqués d’alcool ne disent rien d’eux ou presque lorsque l’alcool brouille leur cerveau. Le mot, le discours perd son sens premier parce que c’est l’alcool qui parle et pas le sujet. Florence Quartier, psychanalyste, en donne quelques exemples dans son dernier ouvrage, Freud clinicien (Doin). Il faut agir sur le comportement d’abord pour évacuer, temporairement sans doute ou peut-être définitivement, les scories inutiles du discours “sous influence”. Il y a une sorte d’apprentissage, quoi qu’on en dise, d’une autre manière de faire dans une autre manière de se voir. Une manière d’inventer les possibles. Sortir de l’irréel pour entrer dans une nouvelle idée de soi.
Dans cette pratique singulière de la rencontre en alcoologie naît et vit cette chronologie clinique. Le patient agit sur son comportement parce qu’il sait déjà que la porte de son moi lui sera éternellement fermée s’il ne prend cette décision d’action. Viendra le temps, ensuite, où confiant en lui et en celui qui l’accompagne, il explorera et découvrira le sens, les sens de ce qu’il est (ce qu’il est hait). C’est plus tard, c’est plus long, et beaucoup de patients s’arrêtent en chemin car ils ont assez de réponses à leurs questions existentielles.
Il y a quelque chose de stratégique dans cette approche, quelque chose qui voudrait s’appuyer sur de la connaissance dure, c’est-à-dire la plus solidement connue parce que reproductible, celle qui nous rattache à notre engagement de transparence et d’honnêteté à l’égard des patients. Il y a aussi du mystère, de l’inconnu qui nous oblige à partiellement abandonner des certitudes pour savoir y revenir. Ce sont ces allers et retours qui fabriquent la clinique entre une science éprouvée et une singularité nécessaire. L’exclusivité de l’une au profit de l’autre est porteuse de malheur thérapeutique.
Oui, il y a des pratiques cliniques meilleures que d’autres, qu’on le dise ! Oui, il est nécessaire que ces pratiques soient connues, disséminées, enseignées ! Oui, il y a place pour l’unique, pour le particulier ! Oui, il est fondamental que cela soit divulgué largement ! Oui, les cliniciens doivent marcher sur cette ligne de crête en évitant l’écueil de la toute-puissance du singulier ou du général !
Merci aux cognitivo-comportementalistes d’être ce que vous êtes ! Merci aux psychanalystes d’être ce que vous êtes ! S’il vous plaît, continuez !
Pascal Gache est médecin alcoologue.