Jean Cooren, « L’ordinaire de la cruauté », Hermann psychanalyse, 2009.

 

Le malheur des hommes est la compagne, aussi fidèle qu’insaisissable, de la psychanalyse. Une fréquentation assidue -plus d’un siècle de clinique- qui a permis à ses praticiens de vivre plus sereinement ce concubinage encombrant et intime. Et de comprendre finalement sa glossolalie symptomatique. C’est cet « ordinaire de la cruauté » que le psychiatre et psychanalyste lillois Jean Cooren, freudien libre sinon vagabond, décortique dans un premier recueil publié chez Hermann : séminaires, conférences et articles, autant de subtiles et attachantes réflexions, préfacées, en outre, par son collègue Pierre Delion.

Sous l’autorité de Jacques Derrida dont une citation phare introduit l’ouvrage, « le seul discours qui puisse aujourd’hui revendiquer la chose de la cruauté psychique comme son affaire propre, ce serait bien ce qui s’appelle la psychanalyse », l’auteur rappelle le nécessaire esprit « subversif et déconstructeur » des séances. Un travail dont l’exigence déontologique, consubstantielle à sa pratique même, lui interdit de « jamais accoster ni échouer en l’un de ces trois lieux : l’adaptation aux normes, la posture religieuse et l’emprise morale ». Pas question pour l’analyste de chercher à apprivoiser ce malheur humain pour le rendre un tant soit peu acceptable. Ni se faire le complice involontaire, sinon illusoirement salvateur, de ses piètres instigateurs. Et d’illustrer son propos un peu plus loin par le deuil : oui à la « prise en charge respectueuse et attentive », non à cet « encadrement », à la « systématisation d’une conduite à tenir », « effraction pseudo-scientifique de l’intime par une contrainte », et ce, au risque de multiplier les faux selfs.
Puisant dans l’inflexion de la pensée freudienne, celle de « Au-delà du principe de plaisir » de 1920, elle-même éclairée par le « Spéculer sur Freud » de Jacques Derrida, Jean Cooren s’appuie, outre les patients en cure avec lui, sur certains romanciers modernes, Cormac Mac Carthy, José Saramago et William Faulkner, pour relever l’inattendu dans le travail d’analyse  contre ce « fléau »: l’aide que procure la répétition de la « calamité » dans le transfert, texte selon lui, « hanté et hantable » mais « à déchiffrer ». Au travers de ses rejetons livrés, la manifestation transférentielle de l’inconscient doit être accueillie par l’analyste qui recommande de la « laisser s’asseoir, de discuter mais de ne pas non plus la « laisser filer ». Les traces mnésiques du père de la psychanalyse deviennent, dans une lecture plus derridienne, lieu « d’archivage et d’écriture », voire de réécriture. Absente, inscrite en creux dans ce manque qui la découvre, la lettre apparaît, se complète et devient progressivement mot, le futur « meurtre de la chose ».
Dans une réflexion particulière intitulée « Le pas de côté laïque » et dans le sillage d’une lettre de Freud au pasteur Pfister du 25 novembre 1928, Jean Cooren évoque sa « foi » dans la psychanalyse. Une « foi » totalement débarrassée de toute empreinte religieuse et qui prend sa source -sinon sa force- dans un « au-delà » toujours à redéfinir, un récurrent « pas de côté » : tel le principe d’un décentrement permanent enseigné par Pythagore à ses disciples de l’école de Crotone pour mieux s’assurer de la géométrie satisfaisante de leur parcours. Car « l’analyste n’existe pas en dehors de la situation analytique », affirme l’auteur dans son ultime contribution « Incertaines frontières ». Mais qu’est-ce la situation analytique, serait-on tenté de lui rétorquer en s’inspirant de la théorie de Jacques Nassif sur le « praticable » ? Il ne suffit certes pas d’interroger uniquement la place d’où parle l’analyste. On pourrait presque fournir un élément de réponse : l’analyse est ce qui parvient à transformer « l’ordinaire de la cruauté » en cruauté de l’ordinaire !
Nice, le 13 décembre 2009