Paru dans Libération le 04  mai 2006

Lorsque j’ouvre un texte, son sens s’offre à moi avec évidence. Mais en suivant la trame qui m’est proposée, je bute parfois sur des obstacles ou des éléments qui invalident ma compréhension préalable. Comme si, d’un coup d’énigme, la bouche du texte se refermait sur sa propre parole. Face à ce blocage de compréhension, mon seul recours est de deviner les mots de l’énigme en interrogeant tout ce que je trouve. L’oeuvre devient un vaste champ d’associations internes. Je tente de relier événements, personnages, mots, idées et procédés langagiers à partir d’une énigme particulière : pourquoi, par exemple, Hamlet est-il incapable de tuer l’assassin de son père ? Le texte se mue alors en un ouvrage de référence sur lui-même. Fort de ce parti pris qui confère à l’oeuvre un pouvoir d’éclaircissement, je fais l’hypothèse que l’obstacle veut exprimer ce qui en lui se réserve et qui retient la lecture. En un mot, le texte rés! iste et ce sont ces résistances que je m’emploie à analyser.

Il en va en effet des livres comme des humains. Certains nous parlent de façon généreuse et lumineuse. D’autres, en revanche ­ pensons à Mallarmé, à Kafka, à Beckett ou à Blanchot ­, se voilent ou se retirent carrément dans leur coquille, refusant de livrer clairement leur intention ou leur sens. Prenons le Rouge et le Noir, par exemple. Nous avons admiré Napoléon avec Julien, applaudi l’ascension savamment calculée du jeune paysan vers les sommets. Nous avons pleuré avec la douce Madame de Rénal et la fière Mathilde. Voilà que nous y revenons vingt ans après lorsqu’un de nos enfants s’y attelle en classe de français. On réalise alors que le texte nous a joué d’étranges et d’obscurs tours. «Stendhal» n’est pas le nom de l’auteur mais celui d’une petite ville allemande où il a séjourné en garnison. Les citations mises en tête des chapitres sont fausses pour la plupart. L’auteur nous dit qu’il promène son roman «réaliste» le lon! g d’une route, mais la citation d’un certain Saint-Réal n’existe point… Pire que tout, Stendhal décapite notre héros de manière scandaleuse et, en tout cas, sans justification suffisante… Vingt ans après, nous reprenons donc la lecture à tête reposée pour tâcher de comprendre à quoi riment les noms, les pseudonymes, les mystifications et l’inexorable marche vers la guillotine.

Voici encore l’Etranger de Camus. On se souvient de ce Meursault, personnage un peu bizarre qui ne veut pas voir le corps de sa mère avant de l’enterrer, qui boit du café au lait pendant la veillée, va voir un film comique de Fernandel et a une liaison deux jours plus tard. Ce même Meursault, à la question de Marie de savoir s’il l’aime et serait d’accord pour l’épouser, répond que, sans doute il ne l’aime pas mais qu’ils peuvent se marier si elle veut, que cela n’a aucune importance. Ce jeune homme doté d’«une tête d’enterrement» le matin d’une balade en bord de mer au cours de laquelle il va tuer «un Arabe» de quatre coups de revolver (les trois derniers dans un corps déjà inerte) restera de glace devant le crucifix à la différence de tous les autres inculpés qui pleurent à sa vue. Comment est-ce possible ? Meursault dira au juge d’instruction scandalisé : «C’est que les autres étaient des criminels.» Et lui qui a tué ! sans avoir été menacé, n’est-il pas un criminel ? Le texte relègue cette question ainsi que la réponse, à l’évidence capitales, dans un silence énigmatique. De même, le roman escamote le sens de la déposition passablement étrange de Meursault : il a tiré à cause du soleil… Est-il possible d’arriver à une interprétation plus complète du roman à partir de ces interrogations ainsi que d’autres petits indices, telle l’histoire tragique d’une famille assassinée que Meursault relit sans cesse dans sa prison sur un bout d’article de journal ?

Comment l’oeuvre va-t-elle révéler sa parole retenue ? Le texte entier n’a d’autre but, à mon sens, que d’aider l’«analyste» à délier la langue de ses silences. De là émerge un réseau de références et une autre trame ­ souterraine celle-ci ­ qui va donner aux énigmes la possibilité éventuelle d’être révélées. Formulations bizarres, coupures ou blancs, contresens, épisodes incongrus, autant d’accidents de parcours qui offrent le ressort nécessaire susceptible d’analyser résistances et silences du texte. L’oeuvre entre ainsi dans un dialogue, jusque-là inédit, avec ses propres énigmes et finit par dévoiler le contrat secret qu’en une sorte de dédoublement elle avait passé avec elle-même. Je tâche, quant à moi, de cerner le récit singulier de ce pacte secret.

Quelle est la nature du lien qui unit psychanalyse et littérature ? A la suite des travaux de Freud sur les mécanismes langagiers du rêve, du mot d’esprit et du lapsus, deux psychanalystes, Nicolas Abraham et Maria Torok, ont envisagé le langage comme un système de communication indirecte qui permet de «lire» presque tous les symptômes psychiques. Cliniciens, ils ont travaillé sur les manquements du langage, y voyant une sorte d’aphasie psychique qui pousse à la désintégration du sens et bloque la possibilité de décrypter l’histoire traumatique au-delà du non-sens apparent. J’ai tenté, pour ma part, d’adapter à la recherche littéraire les théories novatrices élaborées par Abraham et Torok entre 1960 et 1975 et dont les thèmes les plus connus sont la honte et l’angoisse sociales ; le trauma enfoui inaccessible à soi ; la crypte psychique de vécus inavouables ; la maladie du deuil inexprimable ; les fantômes et les han! tises intergénérationnels engendrés par les secrets de famille. La notion même de cryptage a pour base théorique un axiome de la psychanalyse, à savoir que l’être humain peut à tout moment devenir inaccessible, voire énigmatique à lui-même.

Il est des patients, tel l’Homme aux loups, cas célèbre de Freud qu’Abraham et Torok ont analysé d’une manière particulièrement originale et documentée dans le Verbier de l’Homme aux loups (livre auquel Jacques Derrida a donné une préface exceptionnelle), qui ont inventé de singuliers procédés de dissimulation verbale, rendant ainsi méconnaissables les signaux langagiers qui auraient pu conduire l’analyste vers la source cachée de leur souffrance. La psychanalyse du secret, de la crypte et du fantôme dégage ainsi les configurations psychiques qui barrent le chemin de la levée du sens caché du symptôme. Mais si la psychanalyse recherche les modes de rétablissement du sens évanoui pour rendre au sujet l’accès à des pans enfouis de son psychisme, la critique de l’oeuvre littéraire offre à son tour à la psychanalyse des outils d’investigation.

Travailler la vie psychique à travers des cas fictifs est une expérience qui vaut le voyage. Les cas littéraires sont tous, en outre, dans le domaine public et aucun secret professionnel n’en interdit l’usage. Traversant un nouvel espace d’analyse, des oeuvres connues et pour la plupart familières nous parlent ainsi d’une voix coupée de silences: Shakespeare, Stendhal, Flaubert, Baudelaire viennent nous saisir de nouvelles clartés et nous surprendre de leur part d’ombre. On entre dans l’aventure d’un dialogue fécondant qui, de part et d’autre, donne lieu à des surprises et à des remises en question. Le clinicien comme l’analyste littéraire sont à l’écoute de la vie et de la vie des oeuvres.