Dans l’Antiquité, on désignait les outils, les animaux et les esclaves sous le même mot général instrumentum. Mais tous les « instrumentum » n’étaient pas équivalents. L’outillage agricole était dit « muet » – instrumentum mutum – le bétail qui peut répondre à son nom et à quelques consignes simples était dit instrumentum semi vocale – tandis que les esclaves doués de la parole étaient instrumentum vocale. Nous n’avons plus d’esclaves auxquels commander par la parole, mais nous avons des ordinateurs : comme eux, ils se prêtent à tous les rôles que nous leur confions : scribe, comptable, conteur, traducteur, mais aussi partenaire de jeux divers ou de rêveries érotiques, voire complice sans état d’âme de nos confidences intimes… Mais ces nouveaux interlocuteurs évoquent moins l’esclave soumis que la mère omnisciente toujours prête à satisfaire de nouveaux désirs… En fait, un ordinateur a le pouvoir de réactiver les relations qu’un enfant a établies avec son premier environnement. Si elles ont été satisfaisantes, il profite pleinement des espaces virtuels. Si au contraire, elles ont été marquées par des sentiments de frustration narcissique et d’insécurité, le risque est que l’usager tente de s’en guérir avec le virtuel, et réduise de plus en plus son monde à son ordinateur sans vraiment en tirer de véritable satisfaction.
L’adolescent décramponné de sa mère, mais angoissé de son insertion future dans la société, s’adonne à cette autre forme de cramponnement qu’est le jeu vidéo. Scotché à sa machine, il a un credo : « Plutôt dépendant d’une machine que de ma mère ! ». Le problème est que l’un n’empêche pas l’autre, et qu’au bout du compte, c’est pire, parce que la machine ne dit jamais non ! Avec elle, « tout glisse », me disait un adolescent. Comment s’en séparer un jour devient le nouveau problème.