Patrice De Méritens | Le Figaro | 19-11-2005

 

La psychanalyse de Mitterrand ! Dans ce «psychoroman» d’Ali Magoudi, le divan est imaginaire, mais les propos bien réels. Le Figaro Magazine vous en offre des extraits en exclusivité.

 

Ali Magoudi est le seul psychanalyste à avoir longuement rencontré François Mitterrand. Pour les besoins d’un documentaire, il s’est entretenu avec le chef de l’Etat de 1984 à 1986, puis, de déjeuners en voyages officiels, leurs relations personnelles se sont prolongées. Un jour de février 1993, Mitterrand l’appelle et lui dit :
«Ecoutez. Voilà près de quatorze ans que je donne des interviews à qui me le demande. Je ne sais plus à combien d’ouvrages j’ai prêté ma plume, à combien de documentaires j’ai donné ma voix, fourni mon corps et mon image. Chacun de ces auteurs pensait que je lui parlais. En réalité, il n’en était rien. Je me servais d’eux. Si j’ai tenu si longtemps face à la maladie, si j’ai résisté à l’adversité politique, c’est, qu’au travers de toutes ces confidences, je faisais une autoanalyse. En fait, je parlais à mes ancêtres. Aujourd’hui, le temps est venu. Ma fin est proche. Je vous demande d’écrire la psychanalyse que j’ai, en réalité, effectuée. Mettez en forme ma nouvelle mémoire, maintenant que j’ai fait sortir mon passé de la tombe de mes souvenirs. Moi, je n’en aurai plus le temps.»

Dans ce «psychoroman» tout est vrai, sauf le divan mis en scène par l’auteur. Mais les propos demeurent. Ali Magoudi a débusqué certains vrais-faux secrets d’Etat comme le fait que Mazarine, dont il a très tôt connu l’existence, ne doive pas son nom à la fameuse bibliothèque parisienne, mais au cardinal de Mazarin, dont le prénom était Jules, tout comme le grand-père maternel du Président… Les interprétations de la psychanalyse peuvent agacer, bien sûr, mais il y a des plongées merveilleuses dans ce livre, des chemins jamais explorés, comme, par exemple, la raison intime pour laquelle Mitterrand s’est fait piéger dans l’affaire de l’Observatoire, en 1959. Extraits.
«Je pense au 15 octobre 1959. C’est une date qui a compté dans ma vie, ça. On a toujours décrit cet épisode comme ténébreux. Il n’y a pourtant rien de plus lumineux. Une certitude : il a failli briser ma carrière politique. Définitivement. Nous sommes à une époque tragique. En Algérie, les grands colons ne veulent rien lâcher, ni leur pouvoir ni leur fortune. Ils éliminent, par tous les moyens, ceux qui préconisent le dialogue avec le FLN, y compris les crimes de sang. Moi, je fais partie du camp du dialogue. Je suis une cible potentielle des commandos qu’ils ont lâchés dans la nature. Je le sais.
– Comment ?

– Ne m’interrompez pas, s’il vous plaît. Au début du mois d’octobre, Robert Pesquet, un menuisier, ancien député poujadiste du Loir-et-Cher très lié aux mouvements d’extrême droite, demande à me rencontrer. Je n’ai aucune raison de me méfier de lui, au contraire, puisque nous avons été éliminés de la Chambre des députés en même temps. Entre anciens collègues de l’Assemblée nationale, il existe une connivence de corps qui nous protège, en principe, des coups fourrés. L’individu me donne rendez-vous sur le Pont-Neuf, au pied de la statue équestre du roi Henri IV. J’engage la conversation : "Pesquet, que devenez-vous ? Je sais que vous n’êtes plus député et que vos amis ne vous soutiennent guère. Venez à gauche, les gens sont plus solidaires. Regardez, moi je suis sénateur maintenant." Mon ancien camarade d’Assemblée ne me répond pas et m’entraîne dans les escaliers qui mènent au square du Vert-Galant. Bruit des péniches et des bateaux-mouches, clapotis de la Seine. En ce 7 octobre, nous sommes à l’abri des écoutes. Et là, surprise : "Je suis chargé de vous abattre", me dit le tueur en puissance. Cette phrase me transporte en un autre lieu, en un autre temps.
– Où donc ?

– Je suis devant Verdun, à la cote 304, face à l’espace du Mort-Homme, célèbre pour les pertes inouïes infligées aux Français par les Allemands en mars 1916. Nous sommes le 14 juin 1940. Comme au cinéma, je vois les Allemands arriver, magnifiques, en culottes courtes, mitraillette au bras. Il fait très beau. Nous cueillons des fraises des bois. Soudain, l’un de nous est criblé de balles. Mon ami Morot-Sire, mon chef direct, et moi, sommes touchés par un même obus. Lui a le genou traversé. Je suis touché par un éclat qui pénètre juste à côté de ma colonne vertébrale, passe sous l’omoplate, déchire un peu la plèvre et s’arrête à la jointure de l’épaule. La mort nous entoure depuis quelques jours. Nous avons pas mal de tués. Le caporal Bodiou, qui venait de Lannion, a été réduit en marmelade par un obus. Une section de ma compagnie a sauté dans un fortin. Pour ma part, j’avais l’intuition que je survivrais.
– Vous éprouviez un sentiment d’immortalité ?
– Non, ce que je veux dire, c’est qu’à ce moment précis je n’ai pas eu peur. Par contre, quand je quitte ce passé et que je reprends pied sur les quais de la Seine, je me vois mort, les bras en croix, gisant sur le pavé parisien, la chemise maculée de sang. C’est une vision glacée comme celle d’un tableau hyperréaliste qui me frappe, sans m’inquiéter.
Silence.

Je reste muet, tout en enregistrant dans ma tête ce scénario, qui relève de la vérité fantasmatique de son auteur. Le Président continue son récit :
– Je demande des précisions à Pesquet. L’ex-menuisier ne connaît pas le nom du donneur d’ordre. Il est en relation avec le menu fretin activiste, auquel il a demandé un délai afin de me prévenir. Si Pesquet refuse d’exécuter le contrat, ses commanditaires affréteront quelqu’un d’autre. Mon meurtrier potentiel me propose de simuler l’attentat. Si les ultras ratent une fois leur cible, ils n’insisteront pas. Telle est sa conviction. Elle devient vite la mienne. Je crois sincèrement qu’il veut sauver ma peau et que cette tactique constitue une excellente manière d’y parvenir. Nous nous mettons d’accord sur une date pour commettre l’attentat virtuel, ce sera dans la nuit du 15 octobre.
Je suis conscient que je ne devrais pas intervenir, mais les propos de François Mitterrand sont tellement illogiques que je l’interromps comme si nous étions en train de dialoguer dans un salon :
– Pourquoi avoir accepté cette mise en scène ? L’ancien ministre que vous aviez été, le sénateur que vous étiez pouvait demander et obtenir la protection des forces de l’ordre !»

– Vous n’y connaissez rien, la police était aux ordres de ceux qui désiraient m’abattre ! Elle n’aurait pas bougé le petit doigt. Par contre, avec ma stratégie, elle me fournirait obligatoirement la protection rapprochée qui m’était due. Et puis, cessez donc de m’interrompre à tout bout de champ si vous voulez comprendre mon histoire ! Donc, le soir du 15, je dîne chez Lipp, boulevard Saint-Germain, avec mon ami Georges Dayan. Je lui fais part de la mort qui rôde et de la manière envisagée pour m’en soustraire. Vers minuit, je sors de la brasserie pour aller garer ma 403 dans l’avenue qui longe les jardins de l’Observatoire. J’en descends, en laissant une portière ouverte. Je me cache derrière un buisson. Ma voiture est mitraillée. Sain et sauf, il me reste à porter plainte. Ce que je fais, content d’avoir détourné à mon profit l’anonyme volonté criminelle qui me visait.
– Oui ?

– Le lendemain, tohu-bohu. La gauche s’indigne, déclarant que la guerre civile et le fascisme menacent. La droite extrême crie à une provocation qui vise à réprimer les partisans de l’Algérie française. Bonheur. Pour la bonne cause, je sors du purgatoire dans lequel de Gaulle m’a envoyé et me retrouve en pleine lumière. Ma félicité est de courte durée. Le 20 octobre, Pesquet convoque la presse et affirme : "C’est à la demande de François Mitterrand que cet attentat a été monté." Le lynchage médiatique est total. Comment un ancien garde des Sceaux a-t-il pu mentir et outrager la magistrature ? piaillent les uns. Comment un ancien ministre de l’Intérieur a-t-il pu atteindre l’autorité morale de la police en provoquant une enquête inutile ? tonnent les autres. Au Sénat, un mois après les faits, j’ai l’occasion de me défendre. Je contre-attaque. Pour expliquer aux Français que la volonté meurtrière existe chez mes ennemis politiques, j’accuse Michel Debré, chantre de l’Algérie française, d’avoir monté cette affaire contre moi. Rien n’y fait, mes courageux collègues de la haute Assemblée votent la levée de mon immunité parlementaire.
Silence.

Afin de fournir une image idéale de lui, l’analysant mystifie son psychanalyste, délibérément. Pour la même raison, il se trompe lui-même, tout aussi sciemment. Inconscient oblige, il ne sait pas ce qu’il dit. Aussi, sans même le savoir, leurre-t-il et son analyste et lui-même. Autant d’éléments à mettre en perspective, me semble-t-il, pour comprendre cette séance. François Mitterrand souhaite que je rapporte fidèlement ses propos sur une période des plus controversées de sa carrière politique, que je reproduise son récit, comme un historien mondain ou un mémorialiste officiel. Il est nécessaire de montrer que je ne suis pas dupe de la manoeuvre. J’interromps le récit de cette autohagiographie :
– Dans le scénario que vous avez imaginé, je vois deux séquences. Vous, mort, le thorax ensanglanté, les bras en croix. Vous, quelques jours plus tard, revenant miraculeusement d’entre les morts. C’est un peu christique comme manière de procéder politiquement, vous ne trouvez pas ?
J’ai la sensation d’être en avance sur ce qu’il est susceptible d’élaborer. Mais qui sait ? Les lecteurs non habitués aux interprétations freudiennes, en particulier celles portant sur les stigmates qui affectent les hommes politiques, trouveront sans doute mon intervention tirée par les cheveux. Mais à lire la suite de la séance, ils comprendront comment le plus intime d’un sujet s’articule au monde culturel qui l’a façonné…»
 
Rendez-vous – La psychanalyse de François Mitterrand, Maren Sell éditeurs, 250 p., 20 E. En librairie le 25 novembre.
 

Pierre Assouline | La république des livres | 20-11-2005
Le premier journal à rendre compte en détail (après un écho dans Le Point) du livre du psychanalyste de François Mitterrand est anglais.

 

On n’ose pas imaginer que les autres à Paris n’aient pas essayé de s’en procurer les bonnes feuilles, ne fut-ce que par curiosité ; s’ils l’ont fait, peut-être les ont-ils dédaignées. Reste à savoir s’il est crédible et comment, par quels subterfuges et pirouettes, il s’accommode du secret professionnel.
  Rendez-vous. La psychanalyse de François Mitterrand ne paraîtra que vendredi prochain aux éditions Maren Sell et je ne l’ai pas eu entre les mains. Je m’en remets donc au long papier de John Follain dans The Sunday Times pour renifler cette    « fiction documentée » ainsi que son auteur la présente. Un label douteux quand on prétend rapporter les confidences d’un chef d’Etat obtenues, qui plus est, dans des circonstances discutables.
Les deux hommes se sont donc souvent rencontrés, à la demande du président, entre mai 1982 et juin 1993, dix huit heures en tout. L’un parlait, l’autre écoutait. Ca se fait ainsi même à ce niveau là. Si l’on en croit Ali Magoudi, le président l’aurait délivré de l’obligation de secret en lui demandant de raconter sa psychanalyse dix ans après sa mort. Selon lui, Mitterrand était convaincu d’effectuer « une auto-analyse » car lorsqu’il s’adressait aux dizaines d’interlocuteurs que sa fonction lui imposait de recevoir chaque jour, il parlait en réalité à ses ancêtres…
Ali Magoudi ne peut garantir l’authenticité des propos qu’il met dans la bouche de son patient, mais il assure mordicus que ceux-ci sont vrais. C’est d’autant plus troublant que le chef de l’Etat parle volontiers à son psy de ses différends avec Mme Thatcher quant à l’utilisation de l’arme atomique contre les Argentins lors de la crise des Malouines, ou de la construction du tunnel sous la Manche mais aussi de l’attentat des jardins de l’Observatoire qui fut le premier accroc important de sa carrière politique, de son donjuanisme, de ses multiples liaisons, de son refus de divorcer afin de « ne jamais rompre avec les gens que j’aime », de l’importance de Mazarine dans sa vie, de son obsession de la mort, de son idée d’installer l’Elysée aux Invalides afin de se rapprocher des cendres de Napoléon
A part cela, Magoudi s’étend sur goût du pouvoir, ses tendances parano, son angoisse étouffante et la récurrence des images morbides dans ses discours. Mitterrand à Magoudi la première fois : « Mon plan : agir, un peu ; parler, d’abondance ; construire, énormément ; voyager, certainement. Je ne vous demande qu’une chose : aidez-moi à gagner du temps, le temps nécessaire pour bâtir la trace que je laisserais dans l’Histoire »
D’après ceux qui l’ont bien connu, François Mitterrand a laissé ainsi derrière lui un certain nombre de surprises posthumes, révélations embarrassantes, gossips d’outre-tombe et autres pétards. Mouillés?