Roland Gori s’entretien avec Cécile Prieur pour Le Monde (4 mai 2008)
 
Dépistage des troubles du comportement, plus de coaching, moins de soins : Roland Gori, psychanalyste et professeur de psychopathologie, décrypte l’évolution probable de la santé mentale
 
On parle de plus en plus de " santé mentale ", de moins en moins de " psychiatrie ". Où nous mènera, demain, cette tendance ?
Nous sommes entrés dans l’ère d’une psychiatrie postmoderne, qui veut allouer, sous le terme de " santé mentale ", une dimension médicale et scientifique à la psychiatrie. Jusqu’à présent, cette discipline s’intéressait à la souffrance psychique des individus, avec le souci d’une description fine de leurs symptômes, au cas par cas. Depuis l’avènement du concept de santé mentale, émerge une conception épidémiologique de la psychiatrie, centrée sur le dépistage le plus étendu possible des anomalies de comportement. Dès lors, il n’est plus besoin de s’interroger sur les conditions tragiques de l’existence, sur l’angoisse, la culpabilité, la honte ou la faute ; il suffit de prendre les choses au ras du comportement des individus et de tenter de les réadapter si besoin.

Quel a été l’opérateur de ce changement ?
Le DSM (Diagnostic and Statistical Manual), sorte de catalogue et de recensement des troubles du comportement créé par la psychiatrie américaine. En multipliant les catégories psychiatriques (entre le DSM I et le DSM IV, soit entre les années 1950 et les années 1990, on est passé de 100 à 400 troubles du comportement), il a multiplié d’autant les possibilités de porter ces diagnostics. Aujourd’hui, on est tombé dans l’empire des " dys " : dysthymique, dysphorique, dysérectile, dysorthographique, dyslexique… Chaque individu est potentiellement porteur d’un trouble ou d’une dysfonction. Ce qui étend à l’infini le champ de la médicalisation de l’existence et la possibilité de surveillance sanitaire des comportements.
 
Comment cette conception de la psychiatrie a-t-elle pu s’imposer ?
Par sa prétention à la scientificité. La santé mentale ne s’est pas imposée à des sujets victimes, passifs, mais à des individus consentants. Depuis l’effacement des grandes idéologies, l’individu se concocte son propre guide normatif des conduites, qu’il va souvent chercher dans les sciences du vivant. Résultat, ce sont les " prophètes de laboratoires " qui nous disent comment se comporter pour bien se porter.
 
Quel sera le soin de demain, compte tenu de cette évolution ?
Je ne suis pas certain que les dispositifs de santé mentale aient le souci de soigner, et encore moins de guérir. Ils sont plutôt du côté d’un dépistage précoce et féroce des comportements anormaux, que l’on suit à la trace tout au long de la vie. Or, en s’éloignant du soin, la santé mentale utilise des indicateurs extrêmement hybrides. Ainsi de l’expertise collective de l’Inserm (2005) qui préconisait le dépistage systématique du " trouble des conduites " chez le très jeune enfant pour prévenir la délinquance : elle mélangeait des éléments médicaux, des signes de souffrance psychique, des indicateurs sociaux et économiques, voire politiques. On aboutit ni plus ni moins, sous couvert de science, à une véritable stigmatisation des populations les plus défavorisées. Ce qui en retour naturalise les inégalités sociales.
Le repérage fin des troubles ne permet-il pas au contraire de mieux soigner ?
Je crois qu’il permet en réalité d’étendre le filet de la surveillance des comportements, en liaison permanente avec l’industrie pharmacologique. La production de nouveaux diagnostics est devenue la grande affaire de la santé mentale. Voyez le concept de " troubles de l’adaptation " : il est suffisamment flou pour qu’on puisse l’attribuer à chaque personne en position de vulnérabilité. Quelqu’un qui est stressé au travail ou qui est angoissé par une maladie grave peut ainsi développer une " réponse émotionnelle perturbée ", qui sera considérée comme trouble de l’adaptation. La réponse sera de lui administrer un traitement médicamenteux, accompagné d’une thérapie cognitivo-comportementale pour l’aider à retrouver une attitude adaptée. Ainsi, la " nouvelle " psychiatrie se moque éperdument de ce qu’est le sujet et de ce qu’il éprouve. Seul importe de savoir s’il est suffisamment capable de s’autogouverner, et d’intérioriser les normes sécuritaires qu’on exige de lui.
 
Quel sera, dans ce contexte, le rôle du psychiatre ou du psychologue ?
On peut craindre que l’on demande aux psys d’être davantage des coachs que des soignants. Depuis quelques années, on assiste à une multiplication hyperbolique de la figure du coach, devenu une sorte de super-entraîneur de l’intime, de manager de l’âme. Les dispositifs de rééducation et de sédation des conduites fabriquent un individu qui se conforme au modèle dominant de civilisation néolibérale : un homme neuro-économique, liquide, flexible, performant et futile.
 
Y aura-t-il encore une place pour la psychanalyse ?
Celle-ci est totalement à rebours de ces idéologies, en ce qu’elle fait l’éloge du tragique, de la perte, du conflit intérieur, d’un certain rapport à la mort et au désir. Elle peut donc disparaître en tant que pratique sociale. Mais je pense que ce qu’elle représente – une certaine philosophie du souci de soi, qui tend à construire un sujet éthique responsable – ne disparaîtra pas.
 
A cet égard, il est frappant de voir que la psychanalyse, désavouée par la santé mentale, est actuellement requise dans les services de médecine non psychiatrique. Tout se passe comme si les médecins, à l’inverse des nouveaux psychiatres, reconnaissaient qu’il y a une part hétérogène au médical, qui est que toute maladie est un drame dans l’existence, et qu’il faut aider le patient à traverser cette épreuve. De même, bien que la psychanalyse ne soit pas à la mode dans notre culture, la demande ne fait que croître dans les cabinets.