Qui sont les gilets jaunes et que veulent-ils ? Depuis le début du mouvement, les commentateurs et analystes de ce dernier nous éclairent principalement sur la diversité des orientations politiques des manifestants, sur leurs conditions de vie socioprofessionnelles et socioéconomiques ou sur leurs implantations géographiques respectives. C’est en rapportant les revendications et les actions des gilets jaunes à de telles typologies que leur sens apparaîtrait et que des solutions pourraient être trouvées, principalement sur un plan politique. C’est d’ailleurs pour répondre à de telles attentes que le grand débat national voulu par l’exécutif a vu le jour. Cette lecture, raisonnable et objective, ne saurait évidemment être écartée. Elle peut par contre se voir complétée par une autre, plus interne ou intime au psychisme de l’humain, mais pas pour autant moins pertinente ou objective, rapportée notamment aux causes de la colère exprimée par tous les manifestants et des violences commises par certains d’entre eux contre les représentants ou les symboles de la République. Au livre des doléances objectives ferait écho celui des doléances inconscientes, ne pouvant, par nature, se matérialiser dans aucune Mairie. Mais avancer l’hypothèse que deux lectures ou phénomènes seraient vrais « en même temps » n’est-ce pas déjà évoquer la figure d’Emmanuel Macron ? Certes, mais pas moins que celle de la psychanalyse à laquelle je me référerai à présent dans son interface à la tragédie (Sophocle), aux personnages de roman (Agnan) et à la mythologie (Jupiter).
Dans un entretien récent, Emmanuel Macron a déclaré qu’il se garderait à l’avenir de prononcer des petites phrases susceptibles d’alimenter « un procès en humiliation » à son encontre…avant de lâcher ce trait d’esprit : « Jojo avec un gilet jaune a le même statut qu’un ministre ou un député ». On ne se refait pas…
Pour chacun d’entre nous, le sentiment d’être inconsidéré ou pire humilié conduit inévitablement à éprouver de la colère. Mais pour que cette dernière déborde collectivement sur des ronds-points puis dans les rues et les avenues de France, entraînant violences et dégradations, il faut parfois une plus-value que les petites phrases du Président Macron sont en mesure de fournir. Ce sont elles qui transforment une contestation en une détestation. Reste à voir pourquoi. La colère sera d’autant plus forte que les gens ont l’impression que les représentants de l’autorité publique, et en premier lieu leur Président, ne les aiment pas. L’État, censé protéger les citoyens, deviendra leur cible s’il n’incarne plus la bienveillance parentale dont ils projettent les propriétés sur les élus. On respecte d’autant plus ses parents qu’on se sait aimé d’eux. Quand ils ne nous écoutent pas, ne nous comprennent pas ou prennent de haut les problèmes que nous rencontrons, le ferment de la révolte familiale s’installe. Mais c’est encore insuffisant… Dans le cas du présent mouvement social, le phénomène engage une dynamique plus souterraine qui en assure un détonateur d’autant plus puissant.
Le petit Nicolas de René Goscinny, en plus d’éveiller les plus jeunes aux plaisirs de la littérature, peut nous aider à y voir plus clair. Tous les enfants de la classe de Nicolas sont différents : Alceste passe son temps à manger, Clotaire aime faire du vélo, Rufus imite son père policier en jouant avec son sifflet, Eudes tape volontiers sur le nez des copains, Geoffroy aime les déguisements, Maixent court très vite, etc. Mais tous ont un point en commun : ils n’apprécient pas leur camarade Agnan, lequel est « le premier de la classe et le chouchou de la maîtresse ». S’ils reconnaissent ses compétences scolaires, ils pensent par contre qu’elles ne lui donnent pas tous les droits. Le chapitre intitulé « Le Bouillon » (du surnom donné au surveillant principal) en offre une illustration très drôle mais aussi très instructive : mis en situation de donner le cours à la place de la maîtresse, Agnan se voit contesté et chahuté par l’ensemble de ses camarades. C’est la légitimité du pouvoir qui est ici interrogée ; qui est en droit d’incarner l’autorité ? Agnan ne peut pas être un élève comme les autres et en même temps ( !) adopter un ton ou se comporter comme s’il était la maîtresse. La figure d’Emmanuel Macron est celle d’un Agnan hyperbolique, passant de premier de classe et chouchou de la maîtresse à premier représentant de l’État et mari de son ancienne maîtresse. Or on ne peut incarner en même temps ( !) la Loi et sa transgression, sous sa forme juridique autant que symbolique. Certains héros façonnent leur destin, mais d’autres, comme ceux des tragédies, finissent par subir le pouvoir des puissances qu’ils ont eux-mêmes convoquées.
Il est aujourd’hui de notoriété publique, qu’en infraction à la loi du 23 décembre 1980, Emmanuel Macron a entretenu une relation amoureuse à l’âge de 16 ans avec une femme de 24 ans son aînée, qui l’année précédente était encore son enseignante de théâtre, alors qu’il avait pour camarade de classe la propre fille de celle-ci. Cette relation, vécue d’abord clandestinement, a conduit en 2006 au divorce de celle qui deviendra officiellement sa femme un an plus tard.
Une fois Président de la République, une décennie plus loin, Emmanuel Macron, incarne en toute légitimité institutionnelle le sommet de l’État Il devient le principal garant du bon fonctionnement des lois et des institutions. Mais dans l’inconscient de ses concitoyens, il personnifie également celui qui s’est affranchi, au mépris d’une morale partagée, de l’interdit symbolique de l’inceste ; plus consciemment aussi du respect de certaines lois civiles. Au sens premier du terme, son acte n’est évidemment pas d’ordre incestueux, mais sa lecture l’inscrit dans un horizon que l’on qualifiera d’incestuel, c’est-à-dire mettant symboliquement en scène une situation d’inceste. Dans les faits, Emmanuel Macron n’est donc pas un fils qui écarte son père pour prendre sa place dans le lit de sa mère mais l’histoire d’amour entre Emmanuel et Brigitte Macron comprend tous les ingrédients symboliques d’une telle trame. Or ce thème si particulier – dont Sophocle, Freud et Lévi-Strauss ont, chacun à sa manière, sondé les mystères – rencontre en chacun de nous une résonance puissante dont dépendent l’organisation de notre sexualité autant que l’articulation entre nos désirs et notre éthique, tant sur le plan individuel que sociétal. Ce n’est assurément pas rien…En suivant son désir amoureux, le Président a fait ce qu’une majorité de personnes s’interdit ou considère avec horreur. Pire, il s’est pour partie nourri de l’élan généré par cette transgression pour favoriser sa réussite. Il a associé conquête du pouvoir et violation d’un interdit sexuel majeur, ne respectant ni la loi des hommes ni le tabou universel qui sert de fondement à leurs sociétés. Ce qui à d’autres fait baisser les yeux relève de fierté son regard. Il est celui qui, loin d’avoir été puni pour avoir transgressé le plus puissant des tabous, est celui qui désormais forge les lois…auxquelles les autres doivent obéir, allant parfois jusqu’à mépriser ceux qui n’ont pas fait preuve de la même témérité que lui. Il a fait de l’interdiction sexuelle du corps de la mère une vitrine de sa présidence, donné une apparence glamour et respectable à un interdit fondateur et absolu. La figure d’Œdipe produit chez une majorité de personnes une fascination trouble autant qu’un sentiment de condamnation et de répulsion. Ce dernier finit d’ailleurs toujours par s’imposer. Œdipe lui-même, en apprenant la nature réelle de ses actes, s’est crevé les yeux. Macron, lui, assume ses choix, les revendique même, et prend fastueusement ses quartiers à l’Élysée avec sa femme. C’est son « crime » qui l’installe au-dessus des lois, transforme un simple mortel en dieu, en fait Jupiter. Devenu chef de l’État par le suffrage universel, il ne connaît pourtant plus ni les hommes ni les lois fondatrices auxquelles ils se réfèrent et continuent à se soumettre afin de préserver leur sérénité psychique et leurs structures sociales. Cela fait longtemps qu’il n’est plus des leurs. Il est à présent devenu l’État, ou plutôt un enfant tout-puissant qui vit dans un Versailles intérieur dont les Glaces lui renvoient le reflet d’un pouvoir désirant sans limites.
Il serait faux de penser que les anciens camarades de cet Agnan devenu Président sont simplement jaloux de sa réussite. S’ils contestent son autorité, se détournent du débat national, ne quittent pas la rue ou appellent à sa démission ce n’est pas pour des questions constitutionnelles mais humaines : au fond d’eux, ces « Gaulois réfractaires » en gilet jaune reprochent à un Président jugé hautain de détenir son pouvoir de la transgression des lois fondatrices des sociétés organisées. Sous un jour anthropologique, le mouvement des gilets jaunes vise à ramener dans les lois collectives celui qui pensait s’en être affranchi ; sur le plan psychologique à réaffirmer l’interdit de l’inceste. Comment un homme qui ne soumet son désir à aucune restriction peut-il en gouverner d’autres, définir leurs lois, leurs droits et la jouissance qui s’y rattache (sur la question par exemple, de la réduction de vitesse à 80 km/h sur les routes secondaires) ? De la même façon, c’est parce qu’ils ne peuvent reconnaître en lui l’un des leurs – soumis aux mêmes Lois qu’eux – qu’ils refusent de s’entendre dire de sa bouche ce qu’ils devraient faire (comme traverser la rue pour trouver du travail).
Freud comparait parfois nos instincts les plus archaïques aux Titans mythologiques maintenus prisonniers sous les lourdes masses de montagnes que les dieux vainqueurs roulèrent sur eux. Un Titan c’est fort, bête, brutal, égoïste et totalement inapte à vivre en collectivité ; encore moins à construire une société égalitaire fondée sur le respect des droits et des devoirs de tous. Transgresser symboliquement les tabous les plus constitutifs de notre vie psychique et sociétale déplace les montagnes, ouvrant du coup la porte aux Titans dont Freud nous parle, que nous soyons Présidents ou simples citoyens. La libération des forces instinctuelles archaïques associées aux désirs les plus obscurs de notre psychisme ne peut entraîner que des manifestations anarchiques, violentes et foncièrement incompatibles avec l’idée que nous souhaitons nous faire de nous-mêmes et de nos manières de vivre en collectivité. Autour du pire, les inconscients ne tardent jamais à entrer en résonance. Ce n’est pas un hasard si on a pu lire sur une pancarte tenue par des gilets jaunes : « Macron, b**** ta vieille, pas les Français » ou entendre une manifestante dire face caméra : « nous, on veut voir Brigitte, à poil, sur un tas de palettes ». On abime la dignité humaine à laisser parler les Titans. Accessoirement, on compromet la réussite de négociations portant sur des revendications sociales, si on en déplace les enjeux hors du seul champ sociopolitique. D’une part, les Titans ne négocient pas. D’autre part, le débat public n’est pas un divan : on y exprime, y recueille et y fait fructifier une autre parole.
Porteurs d’un simple gilet jaune ou du Grand collier de la Légion d’honneur, nous sommes tous pareils et tous différents, reconnaissables à notre nature, irréductiblement et indépassablement humaine, qui dans ses bons jours est susceptible de nous tenir à distance égale des forces titanesques et des tentations jupitériennes.