Bernard Golse interviewé par Julie Lasterade | Libération | 28-02-2006

 

Bernard Golse est chef du service de pédopsychiatrie de l’Hôpital Necker-Enfants malades à Paris et professeur à l’université Paris-V. Il est l’un des premiers signataires de la pétition [Pas de zéro de conduite pour les enfants de trois ans] et s’en explique.

S’appuyant entre autre sur un récent rapport de l’Inserm, Nicolas Sarkozy propose de détecter les troubles du comportement dès l’école pour repérer les enfants qui feront les futurs délinquants. Qu’en pensez-vous ?

 

C’est l’exemple même des risques et des réactions que l’on craignait après la sortie du rapport de l’Inserm. Selon ce rapport, en dépistant précocement les enfants qui présentent des troubles des conduites et en les traitant tôt, on aurait des chances de diminuer beaucoup le risque de délinquance à l’adolescence. Certes, c’est important de repérer des enfants à risque, le problème c’est la distinction entre prévention et prédiction. Personne au monde ne peut prédire qu’un enfant de 3 ans qui présente des troubles des conduites sera un délinquant douze ans plus tard. Ce saut épistémologique est inacceptable. Les tocs, les troubles des conduites correspondent à des descriptions comportementales alors que la délinquance est un concept compliqué. Pas seulement médical mais aux confins du juridique, de l’éducatif, du sociologique. La délinquance n’est pas une maladie en soi, c’est seulement la description d’une situation. Dire que l’on peut prédire le passage de l’un à l’autre est extrêmement abusif, c’est évacuer le poids de la famille, de l’école, de l’environnement qui peuvent remanier les vulnérabilités d’un enfant. Nous vivons une période où la médecine prédictive a le vent en poupe. Mais faire croire que l’on peut faire des prédictions de ce genre dans le domaine de la psychiatrie, au mieux c’est illusoire, au pire c’est malhonnête et dangereux. Ce que la société demande à la psychiatrie a beaucoup changé. Après la Seconde Guerre mondiale, on s’attachait à viser le soin. Aujourd’hui, la société demande surtout aux pédopsychiatres de raboter les symptômes, les tocs, les tics, la violence et les abus sexuels. Si l’on en croit le rapport de l’Inserm, la question n’est plus de savoir pourquoi quelqu’un devient délinquant et ce que cela veut dire pour lui, mais surtout de savoir bloquer un symptôme dès la crèche. Ce rapport est dangereux pour une deuxième raison. Il propose de passer assez vite aux traitements médicamenteux si les thérapies cognitivo-comportementales ne marchent pas rapidement.

 

Que pensez-vous de l’usage des psychotropes chez des enfants de 2 ou 3 ans ?

 

Avant 4 ans, c’est une folie. Et bon nombre de mes collègues sont du même avis. Donner des psychotropes longtemps à un enfant de moins de 4 ans, c’est vraiment jouer à l’apprenti sorcier, agir à l’aveuglette totale. Les antidépresseurs, anxiolytiques ou somnifères vont se fixer sur les cellules nerveuses. Or, avant 4 ans, la structure cérébrale de l’enfant n’est pas encore complètement mise en place. Aucune étude disponible chez l’humain ne nous permet d’affirmer qu’en troublant l’installation de l’appareil cérébral à cet âge-là, on ne risque pas d’induire des effets à long terme. On ne peut se permettre de les prescrire que dans des cas vraiment extrêmes et pour de courtes périodes. Par exemple lorsque l’enfant est dans une très grande souffrance hallucinatoire. Dans ce cas-là, un neuroleptique pendant quelques jours, voire quelques semaines peut permettre de rétablir le contact. Mais les amphétamines, les antidépresseurs et les neuroleptiques sont utilisés dans des traitements à long terme. En France, la prescription de produits ressemblant aux amphétamines comme la Ritaline a triplé en quatre ans. On doit faire attention à cela. Or, je crains que les laboratoires pharmaceutiques se servent du rapport de l’Inserm pour dire : «Vous voyez, il faut élargir notre zone de prescription jusqu’à 3 ans puisque, selon les experts, en réduisant les troubles des conduites à 3 ans, on aura moins de délinquants.»

 

Dans votre pratique, vous voyez donc de plus en plus de jeunes enfants arriver sous psychotropes ?

 

Je commence en effet à voir apparaître des enfants de 3-4 ans à qui on a prescrit des antidépresseurs. La demande pour les amphétamines augmente un peu, mais cela reste encore raisonnable en France. En revanche, je vois bien la tentation chez les professionnels de prescrire des neuroleptiques de troisième génération aux jeunes enfants. Ces molécules sont censées s’attaquer à des symptômes psychotiques chez des enfants qui n’ont pas forcément une véritable structure psychotique… Autrefois, lorsqu’on prescrivait un neuroleptique, il fallait d’abord faire un diagnostic très précis. Comme ces neuroleptiques de troisième génération n’ont apparemment pas d’effet secondaire, le traitement est simple à prescrire. Le psychiatre peut les donner sans ajouter de correcteurs anti-effets secondaires, on fait l’économie de la réflexion psychopathologique et on traite large.

 

En somme, on attend de la pédopsychiatrie qu’elle réduise les symptômes sans penser que l’environnement et les parents peuvent aussi agir ?

 

Oui, mais il ne faudrait pas transformer les parents ou l’école en auxiliaires médicaux. Je pense en particulier à l’hyperactivité. On sollicite les parents et l’école pour remplir des échelles d’évaluation. Cela fait-il partie du travail d’un enseignant de nous renseigner sur des descriptions très médicales ? Est-ce que le rôle des parents est de remplir des autoquestionnaires à la maison ? Je trouve que l’on fausse la relation. D’autre part, toute une série de consultations nous sont demandées par l’école ­ «Il est hyperactif, on ne pourra pas le garder s’il n’est pas sous Ritaline» ­ alors que les parents n’ont rien demandé. Cela arrive de plus en plus souvent. Ce n’est pas la fonction de l’école. Aux Etats-Unis, il y a même des familles qui ont été condamnées parce qu’elles n’avaient pas donné d’amphétamines à leurs enfants. Cela a été considéré comme non-assistance à personne en danger. L’école ne doit pas imposer une consultation aux parents, cela n’a aucun sens.

 

Mais cela peut expliquer en partie les délais d’attente qui s’allongent pour une consultation en pédopsychiatrie ?

 

Actuellement, en consultation pour une évaluation des troubles du langage, le planning est complet jusqu’en juin. L’unité de jour, faite pour les enfants à risque autistique ou psychotique, demande quatre mois d’attente. Quatre mois quand l’enfant a 2 ans, c’est dramatique. Les consultations banales sont pleines aussi, les délais très longs. Il faut tout un système pour arriver à garder chaque semaine des créneaux pour les urgences, sinon personne ne serait disponible. C’est paradoxal. Lorsqu’il s’agit de choses graves, comme les abus sexuels par exemple, les parents nous demandent surtout de réduire les symptômes, au risque d’augmenter les prescriptions médicamenteuses. Et, à l’inverse, certains parents viennent nous demander jusqu’à quand ils peuvent prendre le bain avec leur enfant ? Avant 18 mois, jusqu’à 18 mois, après 18 mois ? S’il faut éteindre la lumière, la laisser allumer. Il y a une sorte de psychiatrisation de la vie quotidienne. Comme si les parents ne s’autorisaient plus à penser et à agir par eux-mêmes. Il faudrait des tiers pour tout. Entre les deux, où est véritablement notre travail ?

 

Vous pensez que certaines demandes ne sont pas justifiées ?

 

Si quelqu’un est inquiet, il faut lui répondre, mais on n’a pas besoin d’aller jusque chez le psychiatre pour s’entendre dire des choses simples. A notre époque, chaque problème doit avoir son expertise. Il y a l’expert des tocs, du langage, etc. Il faut labelliser les choses. Les parents n’ont plus confiance dans leurs propres réponses. Pour un même problème, ils vont demander quatre ou cinq consultations. L’inconvénient, c’est que les soins ne commencent pas et que les files d’attente s’allongent.

 

Pourquoi une telle anxiété, les jeunes enfants vont-ils plus mal qu’avant ?

 

Pas du tout. Ni les adolescents d’ailleurs. Mais les parents leur présentent souvent un monde noir. Ils insistent devant lui sur leur fatigue, leur boulot. S’ils n’en ont plus, c’est embêtant ; s’ils en ont trop, c’est embêtant aussi. Difficile de devenir adulte dans ces conditions. Comment investir l’école si on vous dit : «Si tu n’es pas le premier, tu ne seras rien du tout.» A quoi bon grandir ? Alors que tout peut se renverser. On peut aussi se dire que, vu le taux de chômage, ce ne sont pas les diplômes qui garantissent un emploi, que s’il faut un ou deux ans de plus pour avoir le bac, où est le problème ? Mais dans notre société, l’enfant est rare, chaque famille en a de moins en moins. Il arrive de plus en plus tard. Beaucoup de parents qui ont connu le diagnostic prénatal, l’échographie et nombre d’examens avant la naissance pensent qu’ils ont le droit d’avoir un enfant parfait. Un enfant à qui on demande aussi d’être autonome de plus en plus vite. En caricaturant, cela donne à peu près ceci : l’enfant est en grande section de maternelle, ils parlent de math sup. S’il a le malheur de traîner la patte, il faut un expert. Comment peut-on rendre l’enfant le plus performant possible ? Cela aussi enfle les consultations. Or, on ne peut pas brûler les étapes. Un bébé à qui on n’aura pas laissé le temps de l’être deviendra un enfant vulnérable. Si on n’a pas été un enfant suffisamment longtemps, on sera un adolescent vulnérable. La tendance actuelle est de mettre un maximum d’enfants dès 2 ans à l’école, au lieu des 3 ans habituels. En 2005, on n’a pas assez de lieux de qualité pour accueillir les bébés. Or, la plupart du temps, à 2 ans, les enfants ont besoin d’autre chose que de l’école. Avec tout ceci, on crée les conditions mêmes des troubles des conduites. On aura beau jeu ensuite de dire qu’«ils deviennent délinquants».

 
Bernard Golse, chef du service de pédopsychiatrie à l’hôpital Necker :