Cet article est initialement paru dans La Libre le 10 octobre 2007
Affiches massives le long des autoroutes, spot publicitaire à la Une, oui, le ton est donné, on officialise l’autorité enfantine : “Papa, mets ta ceinture ou je vais le dire à maman.” Fini pour l’enfance ce temps joyeux et insouciant où l’on préconisait aux parents d’être les guides de la génération montante. Force est de constater que le rôle des générations s’y retrouve raboté, voire même inversé.
Dorénavant institutionnalisé responsable young passenger, l’enfant, qui, depuis les années septante, avait acquis pas à pas le grade d’Enfant Roi, se voit adouber du devoir d’être un Enfant Chef. C’est à lui qu’incombe dorénavant une part de responsabilité de la sécurité routière. Et pas question d’y échapper, c’est écrit en toutes lettres.
Dans un premier temps, le jeune passager sourit et jubile d’avoir à tenir son chauffeur bien à l’oeil. Il n’empêche, la ceinture de sécurité, ce n’est pas pour rigoler. Si on ne la met pas, la police peut sanctionner. C’est donc bien sérieux ce qu’on leur impose comme devoir sécuritaire à nos chers petits. Imaginez une seconde qu’un papa soit blessé dans un accident, parce que son fils aurait oublié de le sommer de mettre sa ceinture ? Voilà de quoi semer, dans les âmes enfantines, de solides graines d’angoisse, des pousses de responsabilité et éventuellement des fruits de culpabilité.
Un petit demande : “Et si j’oublie de dire qu’il faut mettre la ceinture, la police sera-t-elle fâchée sur moi ?” Que penser de cette nouvelle responsabilité adultisant l’enfant ? Surtout qu’il est plutôt mal barré en ce qui concerne la sanction. Que faire si papa n’obéit pas ? Puisqu’il y a pas moyen de l’interdire de sortie ou de lui supprimer son argent de poche, il ne reste qu’à aller le dénoncer au chef suprême : maman.
Force est de constater que les enfants sont de plus en plus adultisés et voilà qu’on en rajoute une couche. L’enfant adultisé est celui à qui incombent certaines décisions normalement réservées aux adultes, notamment celles concernant le corps des parents. Se voir considérer comme l’équivalent, voire le supérieur, d’un parent, malgré que cela puisse se révéler gratifiant pour l’amour-propre de l’enfant, est un rôle lourd à porter.
Dans le cas de figure qui est le propos d’aujourd’hui, nous constatons une inversion de parentalité : l’enfant est devenu le parent et le parent est devenu l’enfant. Ce type de situation fragilise l’enfant dans sa construction psychique, car au lieu de se centrer sur lui pour se développer, son attention se focalise sur la protection et le contrôle d’éléments et de personnes extérieurs à lui. La parentalisation, aussi appelée adultisation, est un piège qui empêche l’enfant de trouver sa place dans la hiérarchie des générations. Il y a mélange des genres, mélange des places, mélange des rôles, ce qui incite l’enfant à croire qu’il est un partenaire à part égale, que la société d’aujourd’hui souhaite annuler les différences générationnelles.
Les enfants n’auraient-ils plus droit à l’insouciance ? N’est-ce pas le rôle des adultes de guider l’enfant et non pas l’enfant de soutenir l’adulte ?
Alors que se multiplient les commissions en tous genres pour la protection de l’enfance, pour favoriser la bientraitance, il est étonnant de voir les instances publiques cautionner l’alliance de l’enfant avec un parent pour mettre l’autre parent au pas. Rappelons qu’en infantilisant un parent au détriment de la relation de couple, on active les fantasmes oedipiens qui désirent pouvoir faire main basse sur le parent du sexe opposé. En faisant alliance avec un des parents, l’enfant s’ampute du lien parental que peut offrir l’autre parent.
“Je vais le dire à…” Faut-il éduquer à la délation ? Cela ne semble pas l’avis de nombre de parents qui n’hésitent pas à chantonner “rapporteur de la maison, quatre chandelles et six citrons” à l’enfant qui rapporte le méfait d’un autre enfant…
Et puis, tous les parents sont-ils prêts à obéir à leur progéniture ? Est-ce à des enfants pas encore pubères de faire la leçon, de donner des ordres, de pointer à l’adulte les comportements adéquats à avoir ? N’est-il pas temps d’endiguer cette mode qui considère les parents, et surtout les pères, comme des irresponsables ? S’il est vrai qu’ont fleuri à une époque les papas poules, les papas copains, les pères deviennent de plus en plus conscients du rôle essentiel qu’ils jouent dans la structuration psychique des enfants lorsqu’ils prennent leur place, une place différente de celle de la mère.
L’infantilisation des pères, mais où donc cela va-t-il s’arrêter ? Une publicité si peu gratifiante à leur égard ne les rassure pas dans le droit d’être des chefs de file. Ce n’est pas la première du genre et finalement nos regards d’adultes s’habituent et banalisent. Mais les enfants, eux, sont attentifs à notre monde d’adulte et à tout ce qu’il leur transmet. Leur asséner moins de messages paradoxaux, c’est les respecter dans leur désir de comprendre, de donner un sens et une place à ce qu’ils vivent quotidiennement. C’est en tout cas une bonne prévention contre l’hyperactivité…
Sans doute, faudrait-il être attentif, dans les messages sociétaux qui circulent vis-à-vis des enfants, à un peu plus de cohérence et penser à réfléchir aux effets que peuvent produire, à un second degré, des publicités adultisant les enfants.