Annette Levy-Willard s’entretient avec Julia Kristeva pour Libération (28-04-2007)

Philosophe, écrivain, psychanalyste, vous venez de recevoir le prix Hannah Arendt pour la pensée politique. Vous vous êtes croisées ?
J’ai l’impression qu’Hannah Arendt m’accompagne depuis toujours. Depuis que je me suis intéressée à la philosophie, à la politique, aux femmes. C’est une longue histoire. Mais je la voyais comme une compagne de vie sans penser que j’allais un jour écrire sur elle. Elle aimait citer le poème de Schiller «Une fille qui vient d’ailleurs» parce qu’elle disait qu’elle était une fille venue d’ailleurs, comme moi, avec mes origines balkaniques, ce mélange de judaïsme et de christianisme. Je comprends ses traversées des frontières, des pays, des disciplines, des identités. Ce cosmopolitisme. Hannah Arendt ne se reconnaissait dans aucune communauté, mais elle n’en reniait aucune. Sans se désintéresser des fondations de ses origines et des traditions culturelles, mais sans les épouser non plus comme des absolus, les interrogeant sans jamais adhérer. Cela me paraît très actuel dans le monde où nous vivons : il n’y a que des étrangers et par conséquent nul n’est étranger.

Hannah Arendt a inventé le concept de «totalitarisme» et décrit «la banalité du mal», sa pensée est-elle encore une réponse à la montée des extrémismes et de l’intégrisme religieux ?
On a souvent considéré que le message d’Hannah Arendt concernait un moment précis de l’histoire de l’Europe où les deux totalitarismes ­ le nazisme et le stalinisme ­ ont commencé par détruire la possibilité de penser des individus en imposant des doctrines antisémites, totalitaires, staliniennes, communistes, nazis et populistes. Et ensuite cette abolition de la pensée s’est cristallisée dans l’obstruction des vies. Hannah Arendt dit qu’on a déclaré «la superficialité de la vie humaine». Pour elle c’est le mal radical. Des individus ­ Hitler, Staline et leurs idéologues ­ ont décidé que la vie était «superflue» pour certains, qui devaient donc être détruits. Dans ce contexte, ils peuvent être liquidés sans que personne ne réagisse.

Elle a dit cela à un moment où tout le monde croyait qu’il y avait tout de même une guerre entre les doctrines du nazisme et du stalinisme. Or, Hannah Arendt a montré comment ces deux doctrines se ressemblaient, notamment sur le plan de la destruction de la pensée et de la vie humaine. C’est très important pour l’histoire de la culture, mais aussi parce que le phénomène ne se limite pas aux années 1930-1940. Même si on en a maintenant assez des commémorations interminables et des lamentations sur cette période, il reste le devoir de tirer des leçons et de voir les perspectives.
La pensée d’Hannah Arendt est donc actuelle. L’histoire ne se répète pas, mais il y a une tendance dans les sociétés humaines, chez l’être humain, à la massification et à la haine de soi et de l’autre. Cette tendance prend de nouvelles formes d’extermination et de la pensée et de la vie.
Dans le contexte actuel, quelles que soient les causes économiques, historiques, politiques, quelles que soient les injustices, on constate que les religions poussent à des règlements de comptes mortifères.

C’est le cas en particulier d’une certaine dérive de l’islam qu’on appelle le fondamentalisme et qui consiste à s’approprier la détresse humaine pour faire des human bombs, des kamikazes. Ainsi, dans les livres scolaires en Iran, les enfants sont déjà programmés dès la maternelle pour détruire l’ennemi ­ en l’occurrence celui qui porte l’étoile de David. Ces religions deviennent des idéologies de la mort. Hannah Arendt a très bien vu cela, en s’insurgeant contre les totalitarismes au nom de la vie, de l’ «irrésistible» capacité de survie. Pour Arendt, «vivre» c’est s’enraciner dans la «félicité» de penser et de juger.

Vous pensez, comme Hannah Arendt, que l’on doit redonner une place à l’«opinion» ?
Oui, s’il s’agit d’une politique de réhabilitation de la personne singulière dans l’opinion. Je pense qu’aujourd’hui on diabolise beaucoup l’opinion ­ on n’a pas toujours tort, quand elle est manipulée ­ mais en même temps, Hannah Arendt dit que l’opinion est la seule riposte à la violence. Elle était très habitée par la démocratie grecque et par le forum, la place publique où les citoyens pouvaient «apparaître» et raconter leurs exploits. L’ «apparaître» qui structure à la fois la pensée et le jugement. Elle trouvait cela génial parce qu’elle pensait que le grand courage consiste à ce que chacun parle de ce qu’il a vécu d’exceptionnel pour inciter les autres, et la politique, à aller dans le sens du dépassement de soi. Cet «apparaître dans le politique» est très spécifique à Hannah Arendt. Elle a fait de cette idée d’apparition un enjeu politique, et non pas un enjeu religieux ou poétique. Mais en même temps elle a un souci très profond de dire que le religieux et la poétique ne sont pas morts, qu’on peut leur trouver une existence dans le politique.

Evidemment, c’est un rêve, et on l’a accusée d’être en pleine utopie. Mais elle dit très justement que, dans cet appel à la singularité et au dépassement de soi, il y a des éléments pour résister à la barbarie. D’abord parce que c’est un appel à la personne, à l’individu, à sortir des groupes ­ politiques, économiques ethniques ou autres ­ qui se crispent souvent et finissent par se dogmatiser en groupes d’influence et de pouvoir.

Et ensuite, pensait-elle, en demandant à cet individu de dire ce qui le dépasse, on fait de la violence une créativité : «Je suis contre, je suis singulier, il n’y a que moi… mais je raconte mes désirs et je les partage avec les autres.» La place publique devient une sorte de mélange entre la plus grande singularité et le plus grand partage. Cela me séduit aussi beaucoup parce que dans le monde moderne ­ que Arendt n’a pas vraiment connu, elle est morte en 1975 ­ on voit que les gens, contrairement à ce qu’on dit, ne sont pas tous avachis ou qu’ils attendent l’occasion de pouvoir sortir de l’avachissement pour dire ce qu’ils veulent et demander qu’on en tienne compte même si leurs propos sont parfois modestes, à côté de la plaque. Cela peut paraître insignifiant, mais c’est un respect, un souci d’appeler à des créativités. Les politiques doivent ouvrir leurs oreilles et, bien sûr, ne pas s’en tenir là, jouer leur rôle de sujets supposés savoir et ayant des compétences supérieures au citoyen lambda. Mais il s’agit d’une interface entre l’intérêt général et l’apparition du singulier.
Si j’étais à la place d’Arendt aujourd’hui, je dirais que les moyens de communication offrent maintenant une vision élargie du forum grec, mais nos politiques ne savent pas comment s’en emparer pour en faire un lieu de créativité.

Vous refusez, comme elle, le féminisme ?
Depuis plusieurs années, je suis devenue, particulièrement aux Etats-Unis, une icône du féminisme et je ne me reconnais pas dans cela. Pour moi, le féminisme a beaucoup aidé à l’émancipation des femmes, mais s’est enlisé dans les travers de tous les mouvements d’émancipation qui sont devenus totalitaires. On m’a alors suggéré d’écrire un livre pour m’expliquer sur le féminisme.
J’ai donc décidé d’écrire un livre qui parle des aventures singulières des femmes parce que je trouve que cette culture européenne ­ dont je suis issue tout de même ­ s’appuie sur l’idée qu’il n’y a pas de liberté sans reconnaissance de l’individu, sans l’accueil de la cité. C’est d’ailleurs l’un des leitmotivs de la pensée d’Arendt. Elle dit que le centre de la politique est de faire apparaître le singulier dans la pluralité des liens. Elle voyait le destin singulier d’un homme ou d’une femme, sans hiérarchie, au coeur de la démocratie d’opinion.

J’ai choisi d’écrire un livre sur le génie féminin, une parabole, une sorte de provocation parce qu’habituellement les grands génies sont masculins. Et quand existent des génies féminins, ce sont des personnalités hors d’atteinte. J’ai pensé qu’il fallait trouver une femme qui représente l’essentiel du combat historique de la vie politique et de l’aventure de la pensée au XXe siècle : Hannah Arendt s’est imposée à moi. C’est dans cette optique-là que je lui ai consacré le premier volume de la trilogie sur le Génie féminin : Hannah Arendt ou l’Action comme naissance et comme étrangeté. Le XXe siècle a été un siècle de combat entre la vie et la mort qu’elle a traversé et élucidé par ses oeuvres.

Pourquoi avoir choisi de donner votre prix Hannah Arendt à une association qui aide les femmes afghanes qui s’immolent par le feu ?
Quand je préparais mon texte de réception du prix, j’ai vu par hasard un film dans l’université où j’enseigne, la New School for Social Research, à New York, créée dans les années 20 par des gens très à gauche ­ cette université a d’ailleurs accueilli Lévi- Strauss pendant la guerre et ensuite Hannah Arendt quand elle a quitté l’Europe, après son évasion du camp de Gurs où elle était emprisonnée en France comme juive allemande.

Je me demandais comment actualiser la pensée d’Arendt, quand je vois donc ce documentaire français qui raconte le sort des femmes afghanes qui s’immolent par le feu. Ce sont des femmes couvertes par la burqa, on ne les voit pas, elles sont victimes de différentes violences ­ en particulier conjugales ­ et elles n’ont pas le droit de s’exprimer publiquement. Aucune pensée politique ne vient à leur secours et le seul moyen pour elles de protester est de s’immoler par le feu. Elles s’arrosent d’essence, prennent une allumette, et on les laisse comme ça, en train de brûler. Le film montre très bien les familles du mari qui regardent sans rien faire. Parfois certaines s’en sortent, on les emmène dans un hôpital, quand il y en a un, et on essaie de les soigner, quand il y a des calmants et des antibiotiques, ce qui n’est pas souvent le cas.

En rentrant en France, j’ai trouvé par des amis une association à Marseille, HumaniTerra , qui a construit, avec les Américains, un hôpital à Herat, en Afghanistan, qui soigne les grandes brûlées et ensuite s’occupe de celles qui survivent, qui sont handicapées. Il faut continuer à les aider, leur apprendre un métier, faire un travail socio-éducatif pour elles et leur milieu, et tout un travail politique d’intégration. Je me suis dit que je voulais donner ce prix à ces femmes-là parce que cela correspond dans mon esprit à une rencontre entre le souci d’Hannah Arendt de respecter la personne dans la politique et la célébration du 150e anniversaire de la naissance de Freud ­ qui évidemment est très loin d’Arendt. Elle détestait la psychanalyse ­ je crois qu’elle avait des raisons personnelles de s’en méfier ­ et surtout elle ne la connaissait pas bien. Pour elle, c’était une sorte de discours qui mettait les gens dans le même schéma ­ OEdipe, oralité, analité, phallique… ­ sans en mesurer la dimension poétique : on essaie justement de chercher ce que chaque personne a de singulier à dire. Ce qui correspond tout à fait à la pensée d’Arendt.

Ce geste politique vise d’abord à signifier que des singularités humaines et féminines sont privées, avec la burqa, du «droit d’apparaître» . Et ensuite qu’elles n’ont pas le droit de s’exprimer. C’est une forme de totalitarisme. Enfin, plus largement, elles vivent dans un pays de plus en plus dominé par les talibans, où se croisent deux fléaux du monde moderne : les maffias de la drogue et les maffias religieuses. Fléaux qui représentent une véritable menace qu’on ne sait pas comment combattre. C’est donc un challenge pour les intellectuels que nous sommes.

Née en Bulgarie, psychanalyste, auteur d’une trentaine de livres, (dont la trilogie : le Génie féminin, Fayard, 1999-2002, sur successivement Hannah Arendt, Mélanie Klein et Colette). Julia Kristeva, qui vit et enseigne en France, est une intellectuelle mondialement reconnue, docteur honoris causa des universités Harvard, New School for Social Research, de Toronto, de Sofia… Elle a reçu en décembre 2006 le prix Hannah Arendt pour la pensée politique.

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