Paru dans Libération, le 21 mars 2006

Bien plus que les «travailleurs» ou les «patrons», c’est l’espace de travail, l’entreprise, qu’il faut aider.

 

L’affrontement à propos du CPE semble être un modèle de malentendu. Car, au fond, le CPE ne fait qu’officialiser une réalité flagrante que vivent la plupart des jeunes : se faire embaucher sur un contrat limité, déployer tous leurs efforts en croyant que s’ils font bien ils seront «pris», et constater en fin de contrat qu’ils doivent partir, et que le patron prend un autre jeune ­ enthousiaste, plein d’espoir ­ qui aura la même illusion et qui, à son départ, verra un autre jeune, etc. Le CPE n’invente rien par rapport à cela, sinon d’y mettre de la pommade, des lubrifiants ; et de promettre que le patron «préférera» prendre un jeune avec CPE après l’avoir formé deux ans. Or les patrons, honnêtes ou moins honnêtes, préfèrent toujours payer moins cher leur main-d’oeuvre (surtout celle-là : motivée, prête à tout, et qui «en veut»)

Pourquoi donc cette colère des jeunes envers le CPE qui, à peu près, n’aggrave rien et n’arrange rien ? Justement : c’est un coup dur, très difficile à supporter, que de voir une réalité injuste, révoltante, officialisée par l’Etat. Car on perçoit bien plus nettement dans ce message officiel un message de désespoir : «Chers jeunes, voilà ce qu’on vous offre.  Mais c’est ce qu’il y a déjà ou à peu près !  Eh bien, il n’y a pas mieux, on peut assouplir, aménager…, mais la réalité, elle, on ne pourra pas la changer.  Et pourquoi donc ? Pourquoi ne pas ouvrir cette réalité, l’aérer, et nous laisser tenter nos chances dans ce qu’on appelait autrefois l’aventure ?  Parce que c’est ainsi ; il y a un cadre qu’on veut conserver, un “système français” qu’on veut protéger…» (Cela me rappelle l’action de la France devant les massacres ethniques : on peut adoucir les blessures, apporter de l’aide humanitaire, prendre en charge les corps meurtris, mais on ne peut pas empêcher le massacre, et encore moins le prévenir.)

On comprend la révolte des jeunes, mais le malentendu c’est qu’elle a en face d’elle non pas un ennemi mais un soutien possible qui se dégonfle, puisqu’en croyant apporter une réforme dynamique il scelle une réalité déjà là d’un sceau définitif. Le combat n’a pas d’issue : si le gouvernement retire sa loi, cela donnera une satisfaction d’amour-propre à la foule des jeunes, avec un goût d’amertume car rien n’aura changé ; et s’il ne la retire pas, la réalité reste la même, en gros. Voilà les termes du malentendu, et il était incontournable, car ni les jeunes ne peuvent à eux seuls créer d’autres réalités, ni le gouvernement, ni l’Etat, les partis, les syndicats… n’ont le courage d’innover dans ce domaine et de créer des conditions pour que les jeunes ne soient pas, au départ, dévalorisés et pris dans ce cycle infernal : «Voilà, on vous offre notre jeunesse, notre enthousiasme  Mais vous n’avez aucune expérience !  Mais comment voulez-vous qu’on en ait une si on n’a toujours pas de travail ! Désolé !»

A l’heure où les entreprises actives font des bénéfices records, le discours classique revendicatif ira lui aussi vers son ornière, et sera de fait conservateur : «Et notre part aux bénéfices ?» Mais que le bénéfice soit «mieux» réparti ne changera rien à la structure du marché du travail, dont les contraintes et les verrous sont tels que l’on comprend ceux qui hésitent à embaucher, et qui louvoient pour échapper à un cadrage de fer, pour différer le choc avec un droit du travail tabou. Après tout, s’il y a tous ces clivages (CDD, CDI, CPE…), c’est peut-être la contrepartie de ce droit draconien qui fait d’une vraie embauche un acte très coûteux et un mariage à vie ; qui empêche de congédier un employé-poids-mort-qui-ne-fait-pas-de-fautes-graves.

Ce verrouillage engendre aussi un discours implicite étonnant : quiconque entreprend, s’il réussit, c’est qu’il a volé, s’il gagne, c’est sur le dos des autres. (En analyse, on a l’occasion d’entendre cette logique, et le sens qu’elle revêt est aussi étonnant.)

Or, dans un marché du travail dynamique, il n’est pas dit que le succès des uns se paie par l’échec des autres, et que les bénéfices des uns expriment la surexploitation des autres. On a compris depuis longtemps qu’il n’y a pas qu’un face-à-face entre des bras nus et un capital vorace ; il y a quelque chose que Marx n’a pas étudié : la mise en place de l’espace de travail, du décor pour s’activer ; la mise en acte du risque à prendre pour entreprendre de donner du travail à soi-même et à d’autres. Ce facteur de mise en place ou en scène perturbe le face-à-face fantasmé entre la sueur du prolétaire et la plus-value qu’on en fait. Ce qui subvertit ce face-à-face, c’est la création d’un espace de rencontre dynamique et jouable ; ce sont toutes les initiatives pour produire des lieux de travail où se crée de la valeur.

Cela nous ramène au CPE : si c’est tout ce qu’on a trouvé pour aller dans ce sens, c’est grave. Certes le CPE étend la protection sociale, il n’accroît pas la précarité, il l’officialise, avons-nous dit. Il entérine une perte de sens de l’avenir. Dans un contexte où le monde bouge dans tous les sens, avec des mots certes ronflants ­ mondialisation, globalisation… ­ mais précis, la France reste sanglée dans des contraintes telles qu’avec ou sans CPE c’est la même impasse, la même précarité ­ état flottant, instable, suspendu, où l’acte d’entreprendre est pour ainsi dire inhibé ; où le monde du travail semble si protégé d’un côté du balancier social que, de l’autre côté, les gens, surtout jeunes, se retrouvent projetés, éjectés dans ladite précarité.

Tout cela pose des problèmes de fond qu’on n’ose plus aborder, et c’est un peu triste. Alors, pour finir sur une note gaie, je reproduis un e-mail que j’ai reçu d’un cousin sur la «version française» de la Cigale et la Fourmi.

La fourmi travaille dur tout l’été dans la canicule : elle construit sa maison et prépare ses provisions pour l’hiver. La cigale pense que la fourmi est stupide ; elle rit et joue tout l’été. L’hiver venu, la fourmi est au chaud et bien nourrie. La cigale grelotte et finit par convoquer une conférence de presse, où elle demande pourquoi la fourmi a le droit d’être au chaud et bien nourrie alors que les autres, moins chanceux, comme elle, ont froid et faim. La télévision organise des émissions en direct montrant la cigale grelottante et elle passe des extraits vidéo de la fourmi bien au chaud dans sa maison avec une table bien garnie. Les Français sont frappés de ce que, dans un pays si riche, on laisse souffrir la cigale tandis que d’autres ont tout ce qu’il faut. Les associations manifestent devant la maison de la fourmi. Des journalistes multiplient les interviews demandant pourquoi la fourmi est devenue riche sur le dos de la cigale, et interpellent le gouvernement pour qu’il augmente les impôts de la fourmi afin qu’elle paye «sa juste part».

En réponse aux sondages, le gouvernement vote une loi sur l’égalité économique et une contre la discrimination. Les impôts de la fourmi sont augmentés, elle reçoit une forte amende pour n’avoir pas embauché la cigale comme aide. La maison de la fourmi est saisie par les autorités, elle n’a pas de quoi payer son amende et ses impôts. Elle quitte la France pour s’installer avec succès en Angleterre. La télé fait un reportage sur la cigale qui maintenant va mieux : elle est en train de finir les dernières provisions de la fourmi bien que le printemps soit encore loin. L’ancienne maison de la fourmi, devenue logement social pour la cigale, se détériore car cette dernière n’a rien fait pour l’entretenir. Des reproches sont faits au gouvernement pour le manque de moyens. Une commission d’enquête est mise en place, cela coûtera 7 millions d’euros. En attendant, on dénonce l’échec du gouvernement à redresser le problème des inégalités. Heureusement, un Premier ministre hardi fit un plan, etc.

Je ne sais qui est l’auteur de cette fable, mais elle reflète certaines bribes de réalité. Pour en revenir à l’essentiel, il manque aujourd’hui, cruellement, une réflexion nouvelle sur les gens qui travaillent et, parmi eux (plutôt que face à eux), ces gens un peu particuliers qui… entreprennent ; car le fait massif, c’est que c’est l’espace de travail, l’entreprise qu’il faut aider, bien plus que «les travailleurs» ou «les patrons».

Daniel Sibony est écrivain et  psychanalyste – Dernier livre paru «Création. Essai sur l’art contemporain», (Seuil, 2005). Vient de publier en poche : «Nom de Dieu. Par-delà les monothéismes», (Seuil, février 2006).