Il y a une image stéréotypée du psychanalyste : muet comme une carpe. Certains patients fuient au bout de quelques séances, parce que le psychanalyste ne dit pas un mot.
Ce qu’ils disent c’est qu’avec ce silence caricatural ils ont l’impression de n’avoir personne en face d’eux, un masque, une absence. C’est une expérience extrêmement angoissante, parfois même mortifère et traumatisante.
Le silence est nécessaire, certes, et bénéfique et fécond. Mais pas tout le temps, ni avec tout le monde. Certains analystes ont radicalisé cette attitude au point de méconnaître les besoins spécifiques de la personne qu’ils ont en face d’eux. C’est une version totalitaire de la position analytique. Ils ont en quelque sorte inversé la proposition. Pour eux, le silence est la règle et la parole l’exception. Ne faudrait-il pas mieux dire : « La parole est ce qui constitue la trame habituelle de la communication entre analyste et patient et le silence en est une circonstance exceptionnelle, même si elle est indispensable et fondamentale ». L’acte psychanalytique par excellence est quand même l’interprétation. Or une interprétation, ça se prononce avec des mots. Est-ce que certains analystes auraient peur de parler ? Parce qu’en ne disant rien, on est sûr de ne pas se tromper…
Néanmoins, le silence est un aspect primordial et fondateur de la situation analytique. Les moments de silence sont des moments d’élaboration, de maturation, parfois de méditation, aussi bien pour le patient que pour le psychanalyste. On pourrait dire que l’analyste écoute les silences aussi bien que les paroles. C’est une forme de réceptivité particulière, une attention à ce qui émane du patient, de préférence des mots bien entendu, mais les messages de l’inconscient peuvent emprunter d’autres voies. L’analyste laisse courir dans sa tête ce que le patient vient de lui dire. Ou il lui vient des idées d’une interprétation. Comment la formuler? Il faut du silence pour trouver les mots.
Si on parle beaucoup des dégâts que font les analystes outrancièrement silencieux, on parle beaucoup moins de ceux qui font des dégâts en parlant trop. C’est une tentation pour tout analyste de donner son avis sur quantité de choses : la situation familiale du patient, émettre une opinion sur un conflit au travail, influencer une décision. En effet, on peut imaginer à quel point il est frustrant d’être là, à écouter à longueur de journée les problèmes des patients et de ne jamais donner son opinion. Car le psychanalyste est un être humain comme tout le monde, qui a des opinions et qui aime bien les proclamer.
Il y a toutes sortes de silences. Il y a le silence de l’analyste et celui du patient. De plus, pour chaque patient, dans ce silence, il se passe quelque chose de singulier. Il y a des silences qui agacent, qui mettent mal à l’aise, mais c’est rare. Le silence peut susciter un sentiment de culpabilité. Le patient se dit : “Je suis là pour parler à mon analyste, je dois lui raconter quelque chose”. Il a peur de ne pas remplir le contrat, de ne pas répondre aux attentes de son analyste. Le silence peut aussi provoquer la culpabilité de l’analyste qui pense : “Il ne se passe rien avec ce patient. Je ne fais pas mon boulot. Je suis un mauvais analyste.”
Le silence peut encore évoquer le vide, la dépression, la mort. Et puis bien sûr certains silences sont très défensifs. Le patient devient mutique pour ne pas aborder ses problèmes. Il se bute ; il s’enferme ; il résiste. Il se pose là un délicat problème de technique psychanalytique. Est-ce préjudiciable de laisser s’installer le silence? Le patient se fixe-t-il dans une attitude de retrait? A-t-il renoncé à parler dans la séance, comme il a renoncé à prendre dans sa famille jadis une parole qui lui a été interdite? Ou qui n’aurait pas été entendue? Faut-il tenter de l’en sortir, sachant qu’une injonction à parler risque de renforcer les défenses ou de produire un discours banal, sans intérêt pour la cure analytique? Est-ce que le silence est nécessaire pour que la parole finisse par émerger, en tant que parole personnelle et authentique du patient, et non pas comme une parole sollicitée, répondant au désir de l’autre? Pour chaque patient une multitude de questions se posent. Je dirais cependant que la plupart du temps, les silences sont très féconds. On peut les considérer comme des temps où l’analyste et le patient cheminent ensemble, sans avoir recours aux mots. C’est une des sensations très spécifiques de l’expérience analytique.
Paris, le 17 janvier 2006.