Lorsqu’un scientifique relate une expérimentation, il ne cite plus les fondateurs de sa discipline. Lorsqu’un psychanalyste veut rendre compte de l’expérience analytique, il ne manque jamais de se référer à la découverte de Freud et, s’il est “ lacanien ”, à la façon dont Lacan la fonde. D’où la critique du scientifique à l’endroit du psychanalyste : la psychanalyse sera une science le jour où elle oubliera les noms propres de Freud et Lacan.
C’est un fait que plus aucun physicien ne se réfère à la physique mécanique de Descartes : elle s’est effacée devant les progrès théorique que celle-ci a permis. Quant aux résultats de la physique contemporaine (en faisant fi des difficultés à en unifier le champ), ils sont vrais pour tous les physiciens et pour aucun en particulier : le nom propre de chacun, passé le moment de la découverte, est refoulé sous les termes génériques du “ physicien ” et de “ la théorie physique ” ainsi renouvelée. Si nous reconnaissons une théorie comme étant celle du seul Einstein, alors il faudrait conclure qu’elle n’est pas générale et n’est donc pas scientifique.
Pourtant, chacun cite encore Descartes dès que l’on s’interroge sur les fondements de la science moderne et sur l’expérience qui a permis de répondre à la question : comment savoir qu’un savoir est vrai dès lors qu’est récusé sa garantie par un autre quel qu’il soit – Dieu, un ancien, un sage, un philosophe, un savant, etc., uniquement parce qu’il l’aurait dit (Socrate, mais aussi bien Freud ou Lacan dixit).
Justement, Descartes considère le fait de se confronter à cette question des voies par où s’acquière la certitude comme une expérience mentale (à distinguer d’une expérimentation). Une expérience suppose l’engagement du sujet comme tel : ainsi que l’on parle d’expérience mystique ou d’expérience alchimique – qui exigent, l’une et l’autre, une certaine position, certes pas la même, du sujet. Descartes prend au sérieux le résultat de son expérience. Aucun s’avoir ne tient quand un sujet se demande s’il est vrai : le doute envahit tout. Dès lors, peut conclure légitimement Descartes, “ Je suis certain qu’il existe bien un sujet, puisque quand ce sujet questionne le savoir, il y met la pagaïe ” : “ Je pense, cela met la pagaïe dans le savoir, donc je suis ” – à traduire “ donc il y a du sujet ”. A dire vrai, la conclusion de Descartes est double. D’une part il faut un coup de force du sujet, un acte singulier, pour porter au savoir un impensable (Descartes ose démontrer l’inconsistance des savoirs accumulés jusqu’à lui) – pas de sujet sans un savoir qui la fabrique ! D’autre part le savoir certain obtenu ne doit porter aucune trace du sujet qui le produit comme certain pour pouvoir prétendre à l’universalité, à la généralisation, à la reproductibilité (il existe un sujet tel qu’on puisse l’étudier comme un objet). Ce n’est pas qu’avant Descartes on ne pensait pas ni qu’on n’avait pas déjà affirmé l’existence du sujet. Descartes exigeait seulement que l’on apporte la preuve de cette existence, puisque l’on avait passé des siècles à prétendre voir les astres tourner, sans se rendre compte que l’on ne faisait que se rendre à la suggestion de Ptolémée. Lui, Descartes, faisait découler d’une expérience de pensée l’affirmation du fait même (de l’existence) du sujet – par un raisonnement usant de la cause formelle (si… alors…).
Freud, à l’instar de Descartes, invente, par un acte singulier (un coup de force) une discipline nouvelle – qui s’intéresse justement à la singularité (aux traces du sujet) que la science doit effacer, ainsi que Descartes l’a démontré, pour se constituer comme telle. Il n’y a de science que du général même quand elle s’occupe d’un seul objet (la terre, la lune) : comment y aurait-il une science du singulier – qui ne vaudrait que pour ce qui objecte au général ?
Freud choisit de s’intéresser au sujet qui fabrique la science (au sujet de l’acte, de la parole, du doute, de la quête de certitude, de la création) : il s’intéresse au sujet qui fabrique la science et que la science constituée délaisse, à partir des résidus subjectifs de la science (lapsus, actes manqués, rêves…). Si les psychanalystes reviennent sans arrêt sur le coup de force de Freud, introduisant dans un discours qu’il veut digne de la science par sa rigueur, c’est qu’ils ne cessent pas de s’interroger depuis sur les conditions que Freud à dû réunir pour que puisse s’inventer la psychanalyse. Lacan est celui qui le premier a fondé en raison ce retour à Freud. Avouons qu’il serait un peu “ fort de café ” qu’une discipline (un discours) centrée sur la singularité efface la singularité de l’acte de celui, Freud, dont elle s’origine, et de cet autre, Lacan, qui a fondé ce retour en raison ! Nous devrions nous étonner plutôt de la moindre référence faite par les psychanalystes eux-mêmes à ceux qui, après Freud, ont la charge de la réinventer pour qu’elle survive.
Tirons deux conséquences de ce qui précède. La première, c’est que nous comprenons pourquoi une société dominée par le scientisme – l’idée que la seule rationalité acceptable soit une science déterministe et débarrassé de toute trace du sujet – s’en prenne à la psychanalyse, le seul discours qui considère l’autre comme un sujet ! Je fais allusion au Livre noir contre la psychanalyse et autres rapports de l’INSERM exigeant l’évaluation de la psychanalyse et des sujets eux-mêmes à l’aune d’une science du général : disons le tout net – il n’est pas scientifique d’étudier la singularité par un dispositif qui l’éradique ! La seconde est quasiment cartésienne : s’il n’y a pas de science sans un sujet qui la fabrique, et si la psychanalyse est la théorie et la pratique qui soutient ce sujet en acte, alors la psychanalyse préserve les conditions mêmes de possibilité de la science : et le scientisme est une attaque beaucoup plus fondamentale qu’on ne le croit contre la science elle-même !
Toulouse le 30 mai 2006