Emportés par le courant, nous avons du mal à voir où le fleuve nous mène. Il y a peu de doute pourtant que, depuis la révolution néolithique (élevage, agriculture, sédentarisation progressive), notre espèce ait connu mutation aussi radicale. Le rapport technique à notre environnement, aussi bien que les relations entre les sexes, les adultes et les enfants, les producteurs et les consommateurs, sont en proie à des remaniements radicaux qui ne vont pas sans bouleversements profonds. D’où, de nouvelles formes de souffrance psychique touchant au cœur même de l’image de soi, et diverses réactions dont, au plan politique, les fondamentalismes ne sont pas les plus anodines. En même temps, nous entrons dans une époque de vacillement culturel où la maîtrise technologique est ordinairement confondue avec la rigueur scientifique, et où l’éthique du rapport à l’autre se voit souvent remplacée par la gestion purement émotionnelle ou anonymement administrative de la solidarité.

La précarité, le stress professionnels sont énormes. De nombreuses franges de la population subissent le changement sans avoir aucune prise sur lui. La sociologie a montré (Roger Bastide) que les maladies mentales éclosent volontiers aux points de rencontre imposés entre des communautés culturelles ordinairement séparées (colonisés et colonisateurs, immigrés et autochtones, paysans et citadins). En outre, de nouvelles pathologies voient le jour. Des «états limites» défient les anciennes classifications psychopathologiques. Le suicide est devenu la deuxième cause de mortalité chez les 12-24 ans (après les accidents). Une récente prévision voit dans la dépression la seconde cause d’invalidité au monde (après les maladies cardio-vasculaires), dès 2020. Or, dans ses formes graves, elle mène au suicide dans 15% des cas. En France, une large enquête établit que l’état dépressif est corrélé tout d’abord avec la solitude, ensuite avec le chômage. Dans le monde professionnel , un nouveau symptôme vient de faire irruption: le suicide sur le lieu du travail (Christophe Dejours). Impossible, on le voit, de dissocier santé mentale et santé sociale, vie collective et souffrance individuelle.

Pendant ce temps, il n’est de semaine qui n’annonce la découverte du gène de la dépression ou des conduites anti-sociales, ainsi que des extrapolations prometteuses à partir du génome manipulé de la souris. Si la rhétorique fait parfois sourire, il reste qu’une hypersensibilité au stress n’est pas sans incidence sur la souffrance dépressive — et que rien n’exclut, à ce niveau, une prédisposition génétique. Il est clair d’autre part que diverses molécules, en intervenant au niveau des concomitants cérébraux de l’état dépressif, peuvent générer un soulagement qui permet la psychothérapie et ouvre un chemin vers la guérison. Le tableau, on le voit, prête mal à simplification. De même, en ce qui a trait à l’enfant pathologiquement turbulent : les manifestations aiguës d’«hyperactivité avec déficit de l’attention» empêchent pratiquement toute scolarisation et augurent mal de l’avenir. Dans ce cas, le méthylphénidate (Rilatine, un produit de la classe des amphétamines) peut aider à modérer le symptôme. Malheureusement, cette drogue – appelée jadis «pilule d’obéissance» – est prescrite de plus en plus machinalement et tend à se substituer à la contenance que la société peine à offrir aux enfants. Les statistiques des dernières années témoignent d’une spectaculaire augmentation de consommation, à partir d’un âge de plus en plus bas. Au niveau de l’industrie pharmaceutique, les enjeux financiers sont évidemment de taille. Il est peu probable néanmoins que le méthylphénidate puisse remplacer la fonction parentale et pallier la décrédibilisation des enseignants. Ni qu’on identifie sous peu le gène du chômage.

D’un autre côté, la figure du médecin s’est vue progressivement désacralisée et réduite à celle de technicien. C’est dès la seconde moitié du XIXème siècle que Claude Bernard (1813-1878) avait tenté d’appliquer à la médecine les méthodes des sciences expérimentales, mais ce n’est que dans la première moitié du XXème (découverte des sulfamides, puis des des pénicillines) que la démarche a porté ses fruits. Tout à coup, les guérisons se sont avérées spectaculaires ! En médecine mentale, la révolution s’est amorcée un peu plus tard avec la découverte des premiers psychotropes (lithium, 1949, et chlorpromazine, 1952). L’asile psychiatrique a aussitôt changé de visage. En un quart de siècle, la médecine a bénéficié de techniques dont elle n’osait rêver, et à l’absence desquelles venaient jadis suppléer «l’art médical» : le tour de main, la finesse relationnelle, la sagesse diagnostique du praticien. Aujourd’hui, «l’homme de l’art» reste irremplaçable, mais il a fort à faire pour ne pas se laisser évincer par les protocoles anonymes de la technomédecine — qui nous sauve quelquefois la vie en nous piétinant l’âme.

Quand les nécessités technologiques, les normes administratives, les contraintes économiques, le fonctionnement hospitalier, deviennent la référence unique en matière de santé, l’«art de guérir» ne se voit plus ni valorisé, ni favorisé. Certains praticiens sont même carrément maltraités par un système d’évaluation et d’encadrement totalement inadéquat. Ainsi en va-t-il des psychiatres en hôpital, souvent harcelés pour non rentabilité. Leurs consultations, il est vrai, durent longtemps et ne débouchent que rarement sur des actes techniques hautement rémunérés et bien remboursés. Dans un certain contexte, le temps dépensé à penser peut paraître frivole. Pourtant, comme souligne le professeur Isi Pelc : « s’il peut être vital en médecine des organes de ne pas perdre une seconde, en psychiatrie il est urgent de prendre son temps ». Il est clair que la complexité transdisciplinaire des professions de la santé mentale demande des filières de formation, d’organisation et d’évaluation différentes de celle des urgentistes ou des pneumologues. Or, c’est de moins en moins le cas.

Sous la bannière de «l’art de guérir», se déployait jadis l’ensemble des pratiques médicales : de la chirurgie à la psychothérapie. Cette dernière était laissée plutôt à l’intuition et au bon sens des praticiens. Avant la première guerre mondiale, en effet, la psychiatrie sortait à peine du gardiennage des aliénés. Après la seconde, la psychologie commençait seulement à affirmer sa spécificité. C’est tout naturellement que le corps médical régissait l’ensemble des approches cliniques, et n’en permettait l’exercice autonome qu’à ses membres patentés. Avec le privilège progressivement accordé au seul paradigme techno-médical, avec l’essor parallèle de la psychologie et de la psychanalyse, le paysage s’est transformé. La loi forcément n’en a pas encore épousé tous les contours. En Belgique, depuis 1967, le domaine de la santé est régi par l’Arrêté Royal n°78. Consacré désormais à «l’exercice des professions des soins de santé», ce texte se référait initialement à celui de «l’art de guérir». Bien que les études de médecine se soient fortement spécialisées, il reflète toujours leur ancienne polyvalence. C’est ainsi que son architecture régit, sous un modèle unique, l’exercice (autonome ou non) de diverses professions médicales, paramédicales, où de nature médicale (comme, par exemple, la dentisterie). Certaines de ses rubriques aujourd’hui ne correspondent plus à la réalité. Ainsi, l’Arrêté Royal n°78 laisse toujours officiellement dans l’illégalité l’exercice autonome de la psychothérapie par de non médecins, alors que cette règle est tombée en désuétude et que les études de médecine sont loin de préparer – à elles seules – au métier de psychothérapeute.

L’ouverture et la vigilance s’imposent tout à la fois. Le projet de loi du Ministre de la Santé et des Affaires Sociales, Rudy Demotte (en confluence avec une proposition du député Yvan Mayeur) tient compte de l’évolution des pratiques tout en veillant à la qualité de leur exercice. Dans l’Arrêté Royal n°78 remis à neuf, les professions de la santé mentale bénéficient de l’inscription sous un nouveau chapitre (III) tenant compte de la spécificité de leur mode d’organisation, de formation et d’évaluation, ainsi que de leur complémentarité avec les autres professions de la santé. Un Conseil Supérieur de la Santé Mentale est créé, regroupant, dans chaque rôle linguistique, des Collèges reflétant eux-mêmes la diversité des professions de la santé mentale (psychiatres ; psychologues cliniciens, sexologues, orthopédagogues ; psychothérapeutes ; assistants en santé mentale). Responsable des agréations, ce conseil est avant tout l’interlocuteur des pouvoirs publics. Il est garant d’une réflexion spécifique autant que d’une continuité politique. La profession de psychothérapeute se voit pour sa part balisée, de manière à préserver autant la pluralité des accès que la rigueur des formations. La pratique de la psychothérapie ne peut, en effet, se réduire à l’application d’une théorie, ni se légitimer d’une simple compétence universitaire. La maturation personnelle est indispensable, d’où la diversité des cheminements. Le projet de loi prévoit que des associations de formation indépendantes (en thérapie cognitive et comportementale, approche systémique, psychanalyse, etc.) accompagnent le cursus des uns et des autres.

Respectueux de la complexité du terrain, le projet de loi relatif à l’exercice des professions de la santé mentale est soutenu activement par de nombreux praticiens de toutes régions (tout particulièrement via la «Plate-forme Psysm des professionnels de la santé mentale»* qui regroupe nombre d’associations). Il ne manque pas non plus de détracteurs. Loin d’argumenter sur le fond, leur discours jusqu’ici ne s’est malheureusement fait l’écho que d’intérêts particuliers. Là où quelques instances universitaires et médicales semblent ne pouvoir décoder l’organisation du bien commun qu’en termes de renforcement ou de perte d’exclusivité, certains psychanalystes apparaissent coupés du monde au fil d’angoisses purement identitaires. Le gros de l’opposition néanmoins est plus massivement corporatiste. Sans pouvoir le dire ouvertement – sous peine d’excommunication budgétaire – divers psychologues du nord du pays tablent sur une scission de la sécurité sociale pour obtenir des codes INAMI à la manière des médecins. Pour eux, le projet Demotte, qui fait place à la diversité des chemins professionnels, constitue évidemment une menace. Ils le dénigrent donc sous le couvert de la protection contre les «charlatans» et d’un refus du dualisme cartésien – «âme-corps» – supposément conforté par l’adjonction d’un chapitre III, au sein de l’Arrêté Royal n°78 (sic) !

En réalité, le texte prochainement soumis à délibération représente un grand pas pour accorder cadre législatif et réalité sociale, rigueur des formations et pluralité des parcours. Il différencie bien les domaines de la psychothérapie et de la médecine des organes sans pour autant les opposer. Des deux côtés se joue la vie. On a clairement besoin de psychothérapeutes tout autant que d’urgentistes, mais selon des modèles, des temporalités, des critères d’évaluation différents. L’anorexie mentale, en d’autres termes, ne relève pas de la même logique thérapeutique que la septicémie. Occupant une position difficile mais capitale, les psychiatres se trouvent ici à une interface — de même que les généralistes qui comptent parmi les plus importants et les moins reconnus des intervenants en santé mentale. A eux aussi il s’agit de rendre justice.

* http://www.plateforme-psysm.be/

Francis Martens est président de l’Association des Psychologues Praticiens de Formation Psychanalytique. L’APPPsy constitue le groupe numériquement le plus important de psychologues cliniciens francophones.