Karin Rondia | Le Journal du Médecin | 30-08-2005
Un psychanalyste et un neurobiologiste dessinent une intersection entre leurs deux disciplines qui n’ont pourtant pas l’habitude de se fréquenter. Une fulgurante évidence.
On l’oublie trop souvent: Freud n’a pas été "que" l’inventeur de la psychanalyse. Neurologue, féru de ce que l’on appellerait aujourd’hui "neurosciences", il avait déjà esquissé des ébauches de mécanismes biologiques qui, dans son esprit visionnaire, devaient sous-tendre les théories qu’il a décrites. Il avait même pressenti l’existence de barrières de contact" entre neurones, que le physiologiste anglais Sherrington découvrit deux ans plus tard et nomma synapses….
Un siècle plus tard, sommes-nous mûrs pour jeter le pont que l’illustre penseur n’avait pu bâtir, faute de connaissances scientifiques? On peut l’espérer, à entendre le psychanalyste François Ansermet et le neurobiologiste Pierre Magistretti, auteurs du livre A chacun son cerveau (Odile Jacob 2004), et invités au premier meeting francophone du Belgian College of Neuropsychopharmacology and Biological Psychiatry (www.bcnbp.org).
Pour les deux chercheurs suisses, l’intersection du biologique et du psychologique tient dans le concept de neuroplasticité, cette capacité fabuleuse qu’a le cerveau de se modifier perpétuellement en fonction de l’expérience. Car c’est la neuroplasticité qui explique comment se crée la "trace" des expériences vécues, premier point de contact entre le vécu personnel d’un individu et sa biologie.
L’organe de la neuroplasticité, c’est la synapse. Rappelons simplement que nous sommes dotés de cent milliards de neurones, connectés entre eux par environ 10.000 synapses chacun. Soit 10 exposant 15 synapses, qui non seulement permettent le passage de l’information, mais aussi sa modulation. En effet, on sait aujourd’hui que la stimulation synaptique peut entraîner, par le phénomène de "facilitation synaptique", des variations de l’efficacité du transfert d’influx nerveux, des changements de structure de la synapse, et même des modifications de l’expression de certains gènes!
Cherchez la trace
Comment les expériences vécues s’inscrivent-elles dans notre cerveau? Un souvenir = une synapse? Ce serait trop simple, mais surtout trop… figé. Car n’oublions pas que nos souvenirs sont mouvants, réinventés à chaque évocation. La théorie actuelle dit qu’un "souvenir", c’est-à-dire la représentation d’une expérience ou d’un objet, correspond à un réseau de synapses facilitées, qui déchargent de façon simultanée. La réactivation de ce même réseau (combinaison de synapses) réveille le souvenir, tout comme un ensemble de fenêtres allumées à la façade des buildings de Bruxelles, au moment des fêtes, dessine un arbre de Noël. Chacun sait que ce sont des fenêtres, mais comprend que cela "représente" un sapin de Noël.
Comment les expériences vécues s’inscrivent-elles dans notre cerveau? Un souvenir = une synapse? Ce serait trop simple, mais surtout trop… figé. Car n’oublions pas que nos souvenirs sont mouvants, réinventés à chaque évocation. La théorie actuelle dit qu’un "souvenir", c’est-à-dire la représentation d’une expérience ou d’un objet, correspond à un réseau de synapses facilitées, qui déchargent de façon simultanée. La réactivation de ce même réseau (combinaison de synapses) réveille le souvenir, tout comme un ensemble de fenêtres allumées à la façade des buildings de Bruxelles, au moment des fêtes, dessine un arbre de Noël. Chacun sait que ce sont des fenêtres, mais comprend que cela "représente" un sapin de Noël.
Les représentations de nos expériences viennent s’inscrire dans le réseau déjà dense de ce que nous avons vécu en tant que sujets singuliers, avec notre bagage personnel et notre contexte culturel uniques. Ces traces se réassocient entre elles pour donner un nouveau "signifié" à l’expérience, et ainsi de suite, jusqu’à aboutir à un signifié qui n’a plus rien à voir avec les perceptions de départ. L’inscription de l’expérience sépare donc de l’expérience: comme le dit François Ansermet, le fait que cette trace soit inscrite nous libère de l’expérience vécue et nous permet de nous recomposer une nouvelle réalité, interne et inconsciente. A chaque perception est associé un état somatique qui rend la perception "non neutre"; de là naît l’émotion, qui colore (inconsciemment) les représentations que nous nous faisons du monde.
Cette découverte qu’une expérience vécue (événement psychique) laisse des traces sous forme de réseaux de synapses (trace organique) indique bien qu’une causalité psychique peut avoir des traces organiques. C’est donc bel et bien un changement de paradigme, une formidable révolution qui vient sans faire de bruit, mais dont les conséquences sont immenses sur le plan de la pensée, et de la métaphysique.
Déterminé ou aléatoire?
Ce qu’il y a d’extraordinaire avec les mécanismes décrits plus hauts, c’est que tout en étant universels, ils arrivent à nous construire en tant qu’êtres uniques. Mais la grande question est de savoir si ces êtres uniques sont prédéterminés dans leurs actions, ou s’ils agissent selon leur libre-arbitre. Comment "réintroduire le sujet dans la biologie"?
Ce qu’il y a d’extraordinaire avec les mécanismes décrits plus hauts, c’est que tout en étant universels, ils arrivent à nous construire en tant qu’êtres uniques. Mais la grande question est de savoir si ces êtres uniques sont prédéterminés dans leurs actions, ou s’ils agissent selon leur libre-arbitre. Comment "réintroduire le sujet dans la biologie"?
Remontons aux origines. La détresse du nouveau-né proviendrait d’états somatiques internes – le "bruit de fond" de l’organisme – qui ne sont pas encore attribués, faute de vécu suffisant. Le psychisme se construit alors pour se protéger de cette agression: l’enfant associe progressivement ces vécus à des représentations; il "inscrit" leurs traces, selon le principe de plaisir, ou de refoulement quand c’est trop désagréable, mais aussi en fonction de son propre "choix", car les traces sont examinées à la lumière des traces précédentes et reçoivent une attribution, un jugement de valeur. Notre réalité interne s’inscrit donc dans la liberté. Mais nous emprisonne-t-elle par la suite?
Ansermet et Magistretti réexpliquent alors la notion de pulsion, qu’ils décrivent comme un phénomène hautement physiologique, une exigence du vivant par rapport aux lois de l’homéostasie, qui passe cependant par des voies plus complexes que le simple rétablissement de la glycémie suite à l’action de l’insuline. Quand nous prenons une décision de façon "cognitive", nous nous inscrivons dans une anticipation de l’état dans lequel nous allons nous trouver suite à cette décision. Mais parfois, nos décisions semblent jaillir contre toute rationalité; elles émergent de notre réalité inconsciente pour nous mener à une action tout à fait différente de celle que nous aurions logiquement programmée. C’est le langage de la pulsion. Cette action, insistent-ils, n’est pas prédéterminée, car la "décision", même si elle prend racine dans notre inconscient, se prend dans l’immédiateté de la décharge synchrone de nos neurones associés. Et ceci même si, a posteriori, il est toujours possible de "remonter" en analyse pour trouver un lien de causalité naturelle. Ce qui fait dire à François Ansermet, non sans autodérision, que les psychanalystes sont souvent des experts dans la prédiction du passé…
Toute action s’inscrit dans un changement permanent; on n’utilise jamais deux fois le même cerveau puisqu’il se modifie constamment en fonction de ce qui vient de se passer. La seule détermination possible est donc celle de l’absolue imprévisibilité de notre devenir. Et de conclure en citant un autre de leurs illustres confères, Alain Prochiantz: On se plonge tous les matins dans un homme différent.
Evidemment, tracé à traits aussi rapides, ce compte rendu tient de la caricature. Mais pour ceux qui voudraient saisir les subtilités de l’exposé original, qui a tenu en haleine pendant une heure et demi un auditoire bondé de neurologues et de psychiatres, il reste à conseiller la lecture du livre que les deux scientifiques suisses ont écrit à quatre mains.