Paul-François Paoli | Le Figaro | 15-09-2005

 

La psychanalyse : combien de morts ? C’est la question qui nous effleure à la lecture d’un livre qui promettait un grand débat, scandale en prime, et qui, malgré cette attente, ou en partie à cause d’elle, finalement déçoit.

 

Le Livre noir de la psychanalyse : il fallait oser un tel titre après la dénonciation des crimes du communisme stalinien et ceux du colonialisme et voir, ainsi, la psychanalyse comme l’un des fléaux du siècle. Au long de huit cents pages, une vingtaine de spécialistes – certains très prestigieux au demeurant – nous expliquent la nocivité des techniques et de la pensée de Freud et de ses héritiers. Parmi ces contempteurs, des psychiatres comme Jean Cottraux, directeur de l’unité de traitement de l’anxiété au CHU de Lyon. D’anciens psychanalysés qui dénoncent leurs amours passées avec la virulence de la passion déçue, comme Jacques van Rillaer, professeur de psychologie à l’université de Louvain-la-Neuve, en Belgique. Des intellectuels de renom comme Isabelle Stengers, ou encore Tobie Nathan, représentant de l’ethnopsychiatrie en France. Mais aussi des chercheurs américains et européens, qui ont découvert les petits, et parfois gros «arrangements» de Freud avec la vérité dans telle ou telle affaire. Notamment, celle concernant la fameuse hystérique Anna O., qu’il n’aurait jamais guérie.

 

Pour être une charge, c’est une charge de cavalerie, et elle est massive. Mais où est l’explosion ? Peut-être parce qu’il s’agit moins d’un livre proposant une alternative cohérente à Freud et à ses descendants que d’une somme de réfutations qui se veulent exclusivement scientifiques, quelques-unes étant loin d’être fraîches. Il nous est, par exemple, expliqué que Freud n’a fait que reprendre les idées des autres. De Platon à Schopenhauer en passant par Charcot et Pierre Janet, il n’aurait rien découvert, mais beaucoup pillé. Au fond, Freud serait un récupérateur de talent, un faiseur. Mais si la pensée de l’illustre Viennois est à ce point envahie par les intuitions géniales des autres, comment expliquer qu’elle soit, dans le même temps, si vaine et si erronée ? Etrange contradiction que ne résout pas l’ouvrage. Mais ce n’est pas tout. Non seulement Freud n’a rien pensé, mais en plus il s’en doutait. Au mieux, il fut un maquilleur des idées d’autrui, au pire un escroc. Et aussi un affairiste. Une fois compris que sa méthode lui servait à devenir célèbre, et à gagner beaucoup d’argent, il a exclu ses concurrents, persécuté Jung et Adler, domestiqué Ernst Jones et Ferenczi. Un monstre, ce Freud !

 

Quand on écrit un livre noir, il faut ce qu’il faut de démesure ! Celui-ci contient probablement des vérités irrécusables, mais pourquoi cette outrance ? Il y a si longtemps qu’un certain milieu psychanalytique manifeste sa suffisance que l’on n’était pas mécontent que fût rabattu le caquet de beaucoup. Or, il ne peut que les servir. Une impression d’amalgame émane de cet ouvrage rassemblant des points de vue qui n’ont parfois de commun que de s’inscrire en faux contre Freud, comme celui de Tobie Nathan, ethnopsychiatre qui réfute l’universalité du complexe d’Oedipe, ou celui de M. Jean Cottraux, spécialiste des thérapies cognitives comportementalistes (TCC), qui s’attachent à modifier les comportements des patients pour les adapter à leur environnement. Dans le cadre de ces techniques, qui ont chassé la psychanalyse du paysage anglo-saxon, l’inconscient est moins l’enjeu d’un ensemble de complexes intimes qu’une organisation d’informations neuronales.

 

Selon les cognitivistes, nous sommes rivés à des «schémas» erronés ou justes, que nous reproduisons sans toujours en avoir conscience. Le complexe d’infériorité, la culpabilité, le sentiment d’ennui ? Une inadéquation avec notre milieu. De quoi faire hurler les freudiens orthodoxes, pour qui l’inconscient relève d’un vaste rébus de signes à déchiffrer, ce qui passe par le sens des mots, les rêves, les fantasmes et les souvenirs.

 

Mais pourquoi changer de dévotion ? Les techniques qui soulagent avec succès les phobies, les troubles obsessionnels compulsifs (TOC) ou les pathologies dites «borderline» ne sont-elles pas compatibles avec la recherche intime de sa propre vérité ? Il faut bien l’admettre, le premier objectif de la psychanalyse n’est pas la bonne santé, évidemment enviable, mais la compréhension de soi et des autres. Une quête qui s’inscrit dans la lignée de l’interrogation socratique, et place l’homme face à sa propre énigme. On peut reprocher aux freudiens leur prétention à posséder une vérité dont sont exclus les non-initiés, mais comment contester que la psychanalyse, de Freud à Jung, ait enrichi la réflexion sur la maladie mentale ? La névrose, la psychose, l’hystérie et la perversion sont-elles des lubies inventées par des cerveaux délirants ?

 

A propos de l’idée de la «fonction paternelle», défendue bec et ongles par Lacan, parce que sa négation sera, à ses yeux, la voie royale des névroses et psychoses, M. Cottraux écrit : «Le caractère suranné d’une telle conception de la fonction paternelle, à l’époque du pacs, des familles monoparentales, de la Gay Pride et des mères célibataires, a été récemment souligné par des psychanalystes plus en phase avec les problèmes de notre temps.»

 

Etre en phase avec l’air du temps serait-il devenu l’alpha et l’oméga de la pensée ? La psychanalyse a toujours été violemment attaquée. Elle a d’abord subi la réprobation spiritualiste et religieuse, qui l’accusa de détruire l’idée de l’enfance et de la pureté. Puis vint la réfutation libertaire, dans le sillage des années 68, autour de Reich, de Michel Foucault et de Gilles Deleuze, aujourd’hui de Didier Eribon. Freud et Lacan ne contrarient-ils pas la souveraineté du désir avec leur conception de la loi assortie d’interdits qui nous rappellent ceux de la religion ? Avec le livre dont nous parlons, c’est d’une récusation néoscientiste qu’il s’agit, avec, à la clé, un principe assez simple : il y a ce qui marche et ce qui ne marche pas, ce qui est efficace et ce qui échoue, ce qui soulage et ce qui améliore l’animal humain. Dans cette perspective, la psychanalyse est, au mieux, un luxe coûteux et inutile, au pire du vent. Mais qui décidera si celui-ci a tourné, ou s’il souffle encore ?…

 

Le Livre noir de la psychanalyse – sous la direction de Catherine Meyer – Editions les Arènes, 83