Puisque c’est les fêtes, parlons encore de jeux. Quand on questionne les joueurs de jeux vidéo, on s’aperçoit qu’il existe chez chacun une expérience qu’on peut appeler fondatrice. C’est celle qui a déterminé leur entrée dans la passion du jeu, que celle-ci soit d’ailleurs durable ou de courte durée. Et il y a toujours un grand intérêt à la faire raconter au joueur.
Dans mon cas, cette expérience s’est passée, dans les années 1990, avec un simulateur de vol intitulé F14. Le joueur est à la place d’un pilote de chasse et peut voit l’espace environnant depuis son cockpit, mais il existe aussi une caméra satellite virtuelle qui montre l’avion et le paysage qu’il surplombe vus d’en haut. Ce jeu fut pour moi un véritable choc. Je me découvrais capable de créer d’un simple mouvement de doigts des images que personne n’avait vu avant moi et que personne ne verrait après. Evidemment c’est un peu la même chose si je gribouille sur une feuille de papier ! Mais là, ces images me paraissaient toujours avoir une forte valeur esthétique. En outre, je les découvrais autant que je les fabriquais ! Je déplaçais mes doigts sur le clavier un peu au hasard, et la caméra satellite virtuelle me faisait découvrir de nouveaux paysages dans lesquels j’avais l’impression de n’être pour rien, alors que c’est moi qui les avait générés. Quel plaisir ! Je redécouvrais, sans le savoir encore, la jubilation du jeune enfant qui fait aller sa main au hasard et découvre ensuite la forme qu’elle a laissée.
Le choc fut si intense que je décrochai aussitôt mon téléphone pour en parler à mon frère. Le mathématicien qu’il était ne fut pas ému outre mesure. J’avoue que j’en étais un peu déçu, mais ce moment-là aussi fut riche d’enseignement. Je découvrais à la fois le désir très vif de tout joueur de faire partager ses enthousiasmes…, et la difficulté où sont ceux qui ne jouent pas de comprendre cette urgence. Ce qui était pour moi un éblouissement n’était pour lui que le résultat logique d’un ensemble de paramètres mathématiques. Je n’en démordais pourtant pas : je voyais des images que personne n’avait vues avant moi et que personne ne verrait après ! Être têtu est parfois utile. J’ai compris depuis pourquoi cette possibilité m’avait fasciné : elle figurait la possibilité de tourner autour d’un objet psychique en le découvrant à chaque fois sous un jour différents. Les jeux vidéo ne nous permettent pas seulement de créer des personnages proches des figures que nous portons en nous, mais aussi de nous donner des représentations de nos processus de pensée.