« Je me sens dépressif, je n’ai plus envie de rien ». Cette phrase prononcée en consultation est presque aussi courante que celle qui évoque le « stress ». À découvrir les chiffres du suicide, aboutissement tragique d’une dépression aggravée, on apprend que la France se situe depuis les années 1975 « dans le peloton de tête avec une augmentation continue ». Et qu’elle dénombre en l’an 2000, « 11 000 décès par an, soit plus d’un suicide à l’heure ».*

Incompréhensibles symptômes

Avant de décrire les symptômes, les patients en analyse évoquent une souffrance individuelle sans être capable de donner une explication. « La fatigue incompréhensible du matin, l’impossibilité de me lever », me dit un jour un jeune homme dépressif, ont été « les premiers signes qui m’ont conduit chez vous ». Incompréhensible en effet alors qu’en « apparence », tout va bien. Vie professionnelle active, famille en bonne santé. La sexualité est rarement abordée de front sauf lorsque le symptôme de la dépression s’y manifeste par des troubles de l’érection et, a fortiori, par ceux du désir. Car la dépression prive ses victimes de la moindre appétence. L’inhibition de la libido, l’abandon des forces vitales les rendent incapables d’affronter les vicissitudes du quotidien. Un de mes patients m’expliquait qu’il ne se sentait plus en mesure « d’investir » sa journée, de « se projeter sur les divers moments de celle-ci ».

L’impossibilité de s’en sortir.

Aucune perspective, aucun événement en vue ne parvient à tirer le dépressif d’une forme de torpeur, de lassitude qui semble l’envahir complètement. Au petit matin, après une nuit d’insomnie, un autre de mes patients se réfugiait dans le sommeil, seul moyen pour lui d’échapper au réel. L’ami qui téléphone est renvoyé sur messagerie. Une altération de l’humeur intervient simultanément. Le sujet se sent abandonné, isolé dans sa« maladie ». « L’impossibilité de s’en sortir » est une litanie a priori du dépressif. Les reliquats de conscience sur son état ne sont utilisés que pour nourrir son sentiment d’humiliation. Le dépressif se sent, se veut et pourtant « signale » aux autres sa solitude. Les patients imputent souvent leur dépression à un simple événement : perte d’un emploi, difficulté conjugale ou deuil d’un être cher. C’est oublier que la dépression est une lente accumulation, impalpable, jusqu’au fait qui sert de déclencheur comme la goutte d’eau fait déborder le vase.

Double prise en charge

Il en est aujourd’hui de la dépression comme des autres dysfonctionnements de la vie moderne : au lieu de les stigmatiser, on veut y voir une possibilité d’ouverture. La mode est à la résilience. Les femmes sont dans l’ensemble plus dépressives que les hommes et pourtant le nombre de « suicidés » est essentiellement masculin. Des spécialistes y décèlent une analogie heureuse avec la fable de La Fontaine « le roseau plie, mais ne rompt pas » (Moussa Nabati, La dépression : une maladie ou une chance ?, Fayard, 2006).

En attendant, la dépression demeure une terrible souffrance elle cloue au pilori, bouleverse l’existence individuelle et perturbe durablement celle des autres. Autant de bonnes raisons pour lui réserver le traitement qu’elle mérite : une double prise en charge, médicamenteuse pour les risques de conduites suicidaires et pour une meilleure « gestion du quotidien » ainsi que psychanalytique pour remonter aux origines inconscientes de ce processus.

*(Christian Baudelot et Roger Establet, Suicide, l’envers de notre monde, Seuil, 2006)

Nice, le 8 janvier 2007