Répondre à cette question engage à vrai dire toute une conception de la psychanalyse, en théorie autant qu’en pratique, car elle touche à son aspect majeur, on pourrait même dire à son invention. Freud a en effet pu dire, à certain moment, qu’il n’avait eu, finalement, qu’une seule idée pour guide de sa création de la psychanalyse, c’est celle du sexuel infantile. Mais qu’entendait-il par là ?

Le sexuel infantile, c’est la sexualité élargie, c’est-à-dire une sexualité qui déborde absolument la sexualité dite génitale (ou « adulte », telle qu’on l’entend habituellement, restreinte à la pratique des rapports sexuels). Une sexualité aussi qui fait feu de tout bois, de tout objet qui se présente à elle, pour le convertir en « objet sexuel » (c’est-à-dire capable de lui procurer un plaisir, voire une jouissance). Par là Freud interprète ainsi toute activité humaine comme indexée par cette sexualité débordante, sans borne assignable – que ce soit sucer son pouce, se prendre la tête dans des occupations intellectuelles, prendre son pied dans des pratiques sportives, se dorer au soleil ou commettre un crime. Il y a en quelque sorte un « pansexualisme en acte » en ce sens que ce sexuel prend toute activité humaine dans ses filets. La sexualité, au sens habituel, n’est qu’une des formes et un des lieux, certes éminent, de ce sexuel-là. On voit par là pourquoi ce sexuel infantile est appelé « pervers polymorphe » en ce sens qu’il se moque, si l’on peut dire, des catégories données régissant le monde « adulte raisonnable » (qui se dit précisément tel de se vouloir oublieux de ce qui pourtant le pousse, le « pulse »), et qu’il emprunte des formes multiples, au-delà même de l’imaginable, pour effectuer ses liaisons (regardez un enfant jouer !).
Freud disant par ailleurs qu’il a appelé » sexuelle » cette activité ludique/lubrique infantile (observée chez les enfants, dit-il, révélant, ô horreur, que les enfants avaient une sexualité) par analogie avec l’intensité du plaisir éprouvé par l’adulte dans ses relations sexuelles, on peut en conclure que l’invention freudienne est celle, tout autant, d’avoir décloisonné les catégories (enfant/adulte, pervers/normal, mais aussi masculin/féminin, etc.). Le sexuel infantile se laisse entendre ainsi comme ce qui a animé le désir de Freud d’appeler « sexuel » ce qui jusque là était insu comme tel. L’œuvre freudienne consiste donc à élargir le domaine restreint du sexuel et à reconnaître cet élargissement comme étant lui-même de nature sexuelle, au sens où il met en rapport, en lien, « à tort et à travers », les objets et les registres les plus divers, en jouissant de son acte par tous les bouts si je puis dire. C’est cette force d’extension et d’élargissement par association, libre de toute finalité, qui est appelée sexuelle (infantile). Le sexuel est bien cette obsession de Freud, qu’il a créée et qui l’a créé, – c’est, pourrait-on dire le nom même de « Freud » – élevant au rang d’universel l’insatiable activité pulsionnelle d’investissement de soi, de l’autre, du monde.
On dira sans doute que ce sexuel n’est pas tout, qu’il s’appuie, s’étaye, sur des « instincts » d’autoconservation (comme manger, boire, etc.), mais il s’avère après coup que ce domaine de l’autoconservation est lui-même tout entier tramé par du sexuel, de la jouissance inconsciente (il suffit de penser à l’anorexie ou à l’alcoolisme). Suivre Freud c’est donc le suivre jusqu’au point où le sexuel et l’inconscient (qu’il nomme d’ailleurs aussi « l’infantile ») sont indistincts. Laisser l’inconscient être le sexuel c’est en faire le lieu d’une déterritorialisation généralisée. Le sexuel nomme dès lors plus cette pulsion qui anime l’homme à (se) mettre en rapport que des objets définis comme sexuels. Freud rend ainsi hommage à cette formidable force de conjugaison et de métissage du psychisme qui constitue ses « objets » plus qu’il ne les trouve ou les découvre. Ce qui lui fera d’ailleurs écrire que « la sexualité élargie se rapproche de l’Eros du divin Platon » dont le but est de tout aimanter et de toujours s’accroître – la pulsion de mort elle-même, Thanatos, bricolée par Freud dans les années vingt, n’échappe pas au sexuel, fût-elle sa forme la plus déstructurante. On peut avancer avec Jean-Luc Nancy que le sexuel est le « il y a » de tout rapport (avec soi, l’autre, le monde).
C’est en ce sens que la règle analytique de « tout dire » dans l’association libre favorise nécessairement le sexuel dans la séance et que la situation de transfert se trouve en être affectée. Non pas, encore une fois, parce qu’il serait question de « phallus » ou de « castration » – termes qui ne sont que pâles tentatives d’inscrire le sexuel « quelque part », et qui à ce titre accentuent les « limites », les « interdits », les « frustrations »,…- mais parce que ce qui œuvre là, sans programmation possible, est du sexuel « pervers polymorphe ». Ceci n’est évidemment pas sans conséquences sur le plan d’une théorisation – et l’on peut dire que toute théorie psychanalytique, en tant que singulière, est « épissée » (au sens du nouage marin du même nom) du sexuel infantile de son auteur – mais aussi sur celui de la pratique qui en découle, selon que l’on accentue le registre de la séparation, de la limite, ou celui de la mise en rapport originaire. J’ai opté pour cette seconde optique, en phase avec l’affirmation en quelque sorte sans autre bord qu’elle-même que représente ce sexuel infantile. Comme choisir n’est pas que renoncer (même si l’autre peut venir dire que vous renoncez à autre chose), dire oui est déjà en soi-même refus du non qu’on viendrait lui apposer/opposer du dehors. Ou en d’autres termes si l’on veut, il s’agit de dire oui à la dimension de l’acte d’énonciation dans une cure, et par là faire part de l’exigence de l’acte d’instituer un monde en mettant des « objets » en rapport les uns avec les autres (par l’association libre) d’une façon aussi neuve que singulière – ce dont on souffre se faisant par là entendre, toujours, comme incapacité de créer, embourbés que nous sommes dans de la répétition, en peine ou en panne tout autant, avec ce sexuel.
Pour terminer on pourrait dire que Freud a greffé du sexuel dans l’espace public – on en voit les traces partout aujourd’hui – au prix d’une confusion à la fois dommageable (peut-être) dans la société, mais essentielle quant à ce qui caractérise l’humain d’être le lieu de passage et d’émanation d’une force vitale – et à ce titre même extrêmement périlleuse : il n’y a pas tant angoisse de mort qu’angoisse de vie, nous le savons tous sans doute à des titres divers. Mourir rassure en définitive, là où le sexuel en demande : encore, encore ! Certains proverbes populaires ne s’y sont pas trompés en aimant croire que, quand un enfant naît, il faut bien que meure un autre homme, quelque part – par angoisse de ce qui n’arrêterait pas de pousser/pulser…Je ne saurais dire qu’il y a là quelque avantage d’avoir élargi le registre de la sexualité jusqu’à la brouille, au brouillage, au brouillard, si ce n’est celui d’avoir en quelque sorte souligné l’ombre qui affecte nécessairement cette sexualité. Freud (ne) nous aura (pas) rendu grand service de nous rappeler à la vérité première d’une obscurité quasi principielle que nous ne devons cesser de reconduire, car notre tâche d’humain en recherche est de ne pas capituler face à des réponses assurées, claires et distinctes, qui font le malheur de la question comme dit Maurice Blanchot…
Louvain-la-Neuve, 14 mars 2008