Ce texte est issu d’un échange récent avec un ami non familier de la psychanalyse (que nous appellerons pour l’occasion Edmond).

Edmond : Devant faire un exposé “philosophique”, j’aurais besoin d’un éclairage sur un sujet précis : pourrais-tu me résumer en quelques lignes comment la psychanalyse voit la morale, ses obligations, ses référents, ses sanctions ? Je sais que ça consiste à peu près à condenser la Tour Eiffel dans un dé à coudre, mais après tout, c’est un excellent exercice de gymnastique intellectuelle et de clarification des idées…

V.H. : C’est là question inquiète, typique d’un Candide chrétien. Fut-il inverti (la haine – du christianisme comme de tout autre objet – n’étant que l’envers de l’amour).

J’espère par ma réponse te rassurer plus que te décevoir.

La psychanalyse n’a pas pour objet de proclamer, restituer ou destituer quelque morale que ce soit. Elle a pour objet de rendre compte des structures de la pensée, et tout particulièrement de celles qui échappent au sujet qui l’énonce. Ce que Freud a désigné du terme “Inconsient”.

C’est à l’issue d’un tel procès (que l’on ne peut rendre vraiment explicite, efficient, qu’à confronter à la réalité de l’expérience, sur le divan) que la pensée peut prendre avantage, à se distancier de fantasmes qui la parasitent, la paralysent ou l’orientent, exerçant ainsi des pesanteurs sur la liberté, l’esprit critique pour tendanciellement lui faire rejoindre des mouvements d’affinités, d’appartenances groupales et idéologiques.

En période de débordement fantasmatique dans le champ public – ce à quoi nous assistons – on se rend compte combien l’expression fantasmatique (consciente ou inconsciente) est néfaste à la pensée et au débat (y compris parmi les intellectuels chez lesquels le manichéisme et l’aveuglement volontaire opèrent des ravages).

Comprendre la logique de ses propres fictions fantasmatiques permet de prendre des distances vis à vis d’elles mais aussi de s’écarter de l’approche de la question de l’interdit en termes (tendanciellement théologiques) de “morale”.

C’est en faisant un détour par un autre champ, celui des fonctions normatives (qui structurent le sujet aussi bien que les institutions) que l’on peut lier les notions éducatives et psychanalytiques. Pour être brève, je dirai que dans le champ dit judéo-romano-chrétien, la clef de voûte de ce montage subjectif autant que collectif (social, civilisationnel), est la médiation paternelle. C’est en effet de son efficience, au modèle de l’interdit que le père oppose à l’amour fusionnel entre l’enfant et la mère (et tout particulièrement entre celle-ci et son fils) que dépend l’avenir du sujet, à savoir l’avènement et l’affranchissement de son désir. Autrement dit les conditions de son identification et de sa liberté dans le respect de celle des autres. Ainsi que la possibilité (notamment chez les hommes qui éprouvent sur ce point de grandes difficultés) d’affecter à un même objet amour et désir. Ce qui configure aussi la possibilité d’un investissement amoureux durable.

Edmond : C’est intéressant, mais une question demeure: Qu’est-ce que la morale, aux yeux de la psychanalyse ?

V.H. : Je ne peux pas te donner une réponse univoque. Car la psychanalyse n’existe pas. Elle est ce qu’en font les psychanalystes et ils sont pluriels. Et comme on peut le voir, la disputatio divise les chapelles analytiques. Ça n’est pas seulement querelles liées à des question de pouvoir et de sa retombée usuelle qu’est le partage des affaires. C’est aussi pour des raisons idéologiques implicites ou explicites mais relevant d’un point fondamental où s’articulent les appartenances : normatif ou anti-normatif.

La question étant : peut-on envisager une psychanalyse qui se passe de la fonction paternelle, qui transcende les identifications sexuées ?

Car la psychanalyse n’est pas épargnée des ravages opérés par l’idéologie dominante, qui est celle secrétée par la génération (libérale-libertaire) actuellement en charge des affaires. Nombre de ses prestataires appartiennent à cette génération et adhérent à son credo, celui anti-normatif lié aux idéaux de la “rupture” (généalogique, avec l’Interdit, l’énonciation des limites, etc).

La morale (on devrait dire “les morales” car il y en a autant que de civilisations) ce sont les façons (souvent métaphoriques, arbitraires comme tous les codes éducatifs) de parler des normes. De les appliquer, de les transmettre.

La fonction normative opérée par la médiation paternelle, la loi du Père (qui sous-tend le Droit occidental), cautionne l’identité, les valeurs et la pérénité de la civilisation occidentale.

L’alternative étant la loi des Frères, une alliance qui s’exerce toujours aux dépens des femmes.

Edmond : On s’approche du nœud du problème. Tu dis “parler des normes”. Mais c’est justement là la question. Que sont ces normes ? D’où viennent-elles ? Qui les a établies ? Qui les sanctionne ? Je voudrais savoir comment le psychanalyste répond à ces questions.

V.H. : Les normes ce sont en quelque sorte des sédiments qui se déduisent, sur le temps long, des modes de gestion (différenciés d’une civilisation à une autre) du symbolique à savoir : la gestion de la problématique de la différence sexuelle, des représentations du signifiant phallique et de la jouissance. Les interdits en sont la clef de voûte.

Ces normes sont inscrites (dans leurs différences, spécificités) dans le marbre institutionnel (lois, religion, tradition) de toutes les civilisations. Les normes ont pour fonction de mettre en ordre le socius, c’est-à-dire de permettre le lien social. Autrement dit faire barrage au chaos, s’opposer au déchaînement anarchique des pulsions (toujours violent et destructeur du lien social).

La plupart des sociétés traditionnelles n’ont pu réaliser cette alliance entre les hommes qu’au prix de l’exclusion des femmes.

Ceci est de l’ordre de l’anthropologie autant que de la psychanalyse. Mais je ne saurais me risquer à aller plus loin sur le mode du résumé sans faire un broyage grossier quand le développement et la nuance deviennent là absolument nécessaires.

Paris, le 3 octobre 2006