A propos du “Livre noir de la psychanalyse”
Il y a près de vingt ans que Jacques Van Rillaer, professeur à l’UCL, réglait, dans Les illusions de la psychanalyse(1) ses comptes avec une pratique qui avait été la sienne quelques années plus tôt. Il y faisait preuve de la rage qui est souvent celle des convertis, qui, tels ces ex-marxistes devenus ultralibéraux, mettent un zèle particulier à brûler ce qu’ils adoraient naguère. La hargne dont il faisait preuve à l’époque dépassait très largement le cadre du champ scientifique dans lequel lui-même entendait, contrairement à Freud clamait-il, s’inscrire.
Aujourd’hui, Van Rillaer repasse en quelque sorte le plat, mais il s’est donné les moyens de ses ambitions. Il est l’un des quatre auteurs principaux du Livre noir de la psychanalyse(2), qui en compte quelque quarante.
Parmi ces auteurs, d’aucuns s’attaquent à certains aspects de la psychanalyse et à son univers qui est en effet loin d’être au-dessus de tout reproche, mais la plupart demandent que l’on jette le bébé avec l’eau du bain. Les excès de certains hyperlacaniens sont stigmatisés, mais le sous-titre de l’ouvrage, «Vivre, penser et aller mieux sans Freud» ne laisse en réalité pas la moindre ambiguïté sur la finalité de ce pavé, à savoir faire table rase de l’héritage freudien, tant dans le domaine thérapeutique que dans celui des idées.
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Tabula rasa
«Si raconter sa vie ou se remémorer ses rêves n’est pas d’une grande utilité pour soigner un problème de dent, une cure psychanalytique n’est pas plus efficace pour traiter un problème sexuel», écrit, par exemple, Pascal de Sutter (UCL). Mais ce laborieux pamphlet va bien au-delà du problème de l’analyse en tant que méthode thérapeutique. Ce sont toutes les élaborations théoriques de Freud, jusqu’à ses intuitions les plus fulgurantes, qui sont balayées du revers de la main. La mise en cause est radicale et irrévocable, jusqu’à la primauté du langage.
Le livre contient aussi nombre d’attaques ad hominem dans un registre très différent du débat scientifique. C’est ainsi qu’un auteur gallois, parlant d’une patiente «historique» de Freud, Anna O., écrit les lignes suivantes dans le chapitre intitulé Freud, lucre et abus de faiblesse (le titre anglais parle même de Filthy lucre): «Plusieurs membres du cercle de la famille suspectaient depuis longtemps Freud de n’être qu’un charlatan avide de se remplir les poches grâce aux revenus substantiels procurés par le traitement d’une aristocrate immensément riche.» Bettelheim, lui aussi, est descendu en flammes comme un vulgaire imposteur, menteur, arriviste, affabulateur et véritable fumiste (lire encadré).
Difficile, décidément, de voir dans tout cela l’amorce d’un débat intellectuel ou scientifique.
Psychanalyse: recadrer le débat
Comme nous le montrons plus haut, le livre qui prône le largage définitif de Freud ne relève guère du débat intellectuel ou scientifique, mais du règlement de comptes. Or, un véritable débat sur la question ne manquerait pas d’intérêt.
Pour certains, le développement spectaculaire des neurosciences a rendu la psychanalyse définitivement obsolète. Il en aurait une théorie à ranger du côté des accessoires historiques les plus désuets, quelque part entre l’homéopathie et les élaborations sur un univers centré autour de la terre. Nous avons tout récemment, mais in tempore non suspecto, fait état d’un livre fascinant de François Ansermet et Pierre Magistretti, A chacun son cerveau (lire Jdm du 30-8-2005), qui explore la voie qui est sans aucun doute à nos yeux celle qui s’impose, à savoir la (ré)conciliation des neurosciences et de la psychanalyse. Les premières nous en apprennent tous les jours un peu plus sur le fonctionnement du système nerveux central, c’est-à-dire grosso modo, sur le hardware du psychisme. La seconde, elle, fonctionne dans un autre champ, celui du software de ce même psychisme. Les unes nous disent de plus en plus à propos du comment, l’autre du pourquoi.
Il n’y a en réalité aucune incompatibilité en la matière, comme il n’y en a pas (ou ne devrait pas y en avoir) entre médecine et psychanalyse, entre traitement médicamenteux et talking cure. Les attitudes intégristes que l’on retrouve parfois dans un «camp» comme dans l’autre ne sont guère de mise.
Comment expliquer l’événement médiatique que représente ce Livre noir de la psychanalyse, auquel bien des médias et notamment, contre toute attente, Le Nouvel Observateur, qui est un peu l’hebdomadaire d’une certaine intelligentsia française, font ces jours-ci un accueil plutôt positif ? «C’est un symptôme du moment social, qu’il faut aussi mettre en parallèle avec la volonté farouche de réglementer la psychanalyse(1)», commente Vincent Magos(2), analyste qui se qualifie lui-même de freudo-lacanien. Pour lui, les psychanalystes, ainsi remis en question, doivent en discuter entre eux, mais aussi accepter de se lancer dans le débat public. «Les analystes se montrent à cet égard souvent, soit trop frileux, soit tonitruants.»
On ne peut éluder les questions posées, car les attaques comme celles du Livre noir sont bien plus qu’une péripétie. C’est la position fondamentale de l’analyse qui est en jeu. «Il y a quelque chose comme un acte de résistance à défendre l’intime de l’intime», estime Magos. «C’est l’intime qui est en danger. Je suis par exemple également préoccupé par le fait de voir des hommes politiques parler de leur vie de famille dans des émissions de variété».
Il est vrai que les analystes sont souvent retranchés dans leur tour d’ivoire, même s’il existe une certaine tradition de prise de parole ailleurs que dans les cénacles spécialisés. Il y a bien longtemps ainsi que Winnicott décida de s’exprimer sur les ondes de la radio. Tout le monde se souvient aussi des émissions de Françoise Dolto, une autre cible particulière des auteurs du Livre noir.
Jean-Pierre Lebrun, psychiatre-psychanalyste, ne se montre pas étonné de ce qui se passe autour du livre: «C’est un courant bien plus vaste, avec la mise en cause de choses tout à fait fondamentales. On voit des pratiques de type managériales, relevant de la gouvernance, apparaître comme manière de tenir les choses en ordre. L’autorité symbolique n’a plus d’effet à ce niveau. L’individualisme massif est désormais considéré comme une vertu essentielle dans le cadre démocratique. La société entière fonctionne sous le signe des lois du marché.» Et de souligner à quel point aussi bien les écoles que les gouvernements ont du mal aujourd’hui à gérer cette évolution où les contraintes économiques tiennent tout. Pas surprenant donc que la psychanalyse subisse des coups de boutoir d’une violence aussi radicale.
Jean-Pierre Lebrun se dit opposé à tout dogmatisme et n’est ainsi pas prêt à vouer toutes les thérapies comportementales aux gémonies au nom de la psychanalyse. C’est probablement en effet une nouvelle ouverture d’esprit qu’on peut attendre de certains psychanalystes. Mais c’est, de façon encore bien plus évidente, cette ouverture d’esprit qui manque singulièrement au long réquisitoire sans nuances qu’est Le Livre noir de la psychanalyse
Encadré
Mieux encore que Le livre noir
Il est possible de faire mieux encore dans le déversement de la haine anti-freudienne que les auteurs du Livre Noir. Nous n’en voulons pour preuve que la note de lecture, signée Monique Bertaud, sur le site de l’Association Française pour l’Information Scientifique (l’Afis, présidée par Jean Bricmont, de l’UCL), à propos du livre Bruno Bettelheim ou la fabrication d’un mythe, écrit il y a quelques années par Richard Pollak, par ailleurs interviewé dans un des chapitres du Livre noir.
Pollak précise que Bettelheim, interné en tant que Juif à Dachau, puis à Buchenwald, en est libéré en 1939, à cause de la crainte des nazis de voir se diffuser l’épidémie de typhus qui y a éclaté. Monique Bertaud préfère, pour sa part, mettre sur le site de l’Afis une explication plus conforme aux haines qui habitent certains de ceux décidés à en découdre pour de bon avec Freud: «Pris dans une rafle en 1938, il est déporté à Dachau puis à Buchenwald, d’où il est libéré au printemps 1939 grâce à des pots-de-vin alimentés par l’argent qu’il réclame à sa mère et à des relations de sa femme émigrée aux USA.»
1 Nous reviendrons sur ce problème précis dans une prochaine édition.